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dernière ville, avec sa végétation pittoresque, sa nature neuve et bizarre, je fus étonné et confondu devant la diversité sublime de l’œuvre de Dieu. Aussitôt mon arrivée, je fus accosté par un vieillard nègre, déjà septuagénaire ; ses pas étaient fermes, sa tête haute, sa taille imposante et vigoureuse ; rien ne trahissait son grand âge, sinon la blancheur remarquable de ses cheveux crépus. Selon la coutume du pays, il était coiffé d’un grand chapeau de paille, et vêtu d’un large pantalon en toile grise et d’une espèce de camisole en batiste écrue 

— Bonjour maître, me dit-il en se découvrant.

— Ah ! vous voilà…, et je lui tendis la main, qu’il pressa avec reconnaissance.

— Maître, dit-il, c’est d’un noble cœur ce que vous faites là… ; mais ne savez-vous pas qu’un nègre est aussi vil qu’un chien… ; la société le repousse ; les hommes le détestent ; les lois le maudissent… Ah ! c’est un être bien malheureux, qui n’a pas même la consolation d’être toujours vertueux… Qu’il naisse bon, noble, généreux ; que Dieu lui donne une âme loyale et grande ; malgré cela, bien souvent il descend dans la tombe les mains teintes de sang, et le cœur avide encore de vengeance ; car plus d’une fois il a vu détruire ses rêves de jeune homme ; car l’expérience lui a appris que ses bonnes actions n’étaient pas comptées, et qu’il ne devait aimer ni sa femme, ni ses fils ; car un jour la première sera séduite par le maître, et son sang vendu au loin malgré son désespoir. Alors, que voulez-vous qu’il devienne ?… Se brisera-t-il le crâne contre le pavé de la rue ?… Tuera-t-il son bourreau ?… Ou croyez-vous que le cœur humain puisse se façonner à de telles infortunes ?…

Le vieux nègre se tut un instant comme pour attendre ma réponse.

Insensé qui le pense, reprit-il avec chaleur. S’il vit, c’est pour la vengeance ; car bientôt il se lève… et, du jour où il secoue sa servilité, il vaudrait mieux au maître entendre le tigre affamé hurler à ses côtés, que de le rencontrer face à face… Pendant que le vieillard parlait, son front s’illuminait, ses yeux étincelaient, et son cœur battait avec force. Je ne croyais pas trouver autant d’énergie sous une aussi vieille enveloppe. Profitant de cette espèce d’exaltation :

— Antoine, lui dis-je, vous m’aviez promis l’histoire de votre ami Georges.