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d’un Louvois, d’un Turenne, où elle peint la douleur d’une mère apprenant la mort de son fils ? Quel lecteur n’a pas été frappé mille fois, et de ces traits d’une morale douce, pure et vraiment philosophique, dont elle entremêle ses récits, et de ces détails charmants dont elle orne la narration des plus simples événements, et de cette gaieté piquante qu’elle sait répandre même sur les lettres d’affaires, même sur les comptes de ses fermiers, et les petits traits d’érudition qu’elle sait ramener avec une grâce infinie, sans aucune prétention, sans la moindre apparence d’ostentation et de pédanterie ? Rien n’est plus opposé à l’heureux naturel de Mme de Sévigné que ces défauts. Elle sut se garantir de la contagion de l’exemple, car c’étaient précisément ces défauts qui dominaient dans les lettres de ceux qui, de son temps, s’étaient fait une réputation par leur style épistolaire ; ils n’osaient plus, dans la crainte de compromettre cette réputation, écrire à leurs amis avec cette familiarité et même cette négligence qui fait le charme des lettres. Nous voyons Balzac soupirer de ce rude joug que lui imposait sa renommée ; son contemporain Sarrazin forme les mêmes plaintes, et envie le sort de son procureur qui pouvait impunément commencer ses lettres par ces mots : J’ai reçu la vôtre, etc. Il paraît même que la contrainte du beau style et du beau langage, avec toute la pédanterie qui la suit, tyrannisait jusqu’aux conversations. Pour en revenir au style des lettres, tel était le soin minutieux et pédantesque qu’on y apportait alors et dans le siècle précédent, que nous voyons dans l’histoire littéraire de ce temps, que les Manuce et les autres personnages de cette réputation et de ce mérite employaient quelquefois un mois entier, et même plusieurs mois, à composer une lettre. Heureusement Mme de Sévigné n’y faisait pas tant de façon, ses lettres en sont plus nombreuses, et bien certainement elles en sont meilleures. Mon papier, mon encre, tout vole, dit-elle ; on s’en aperçoit, et ses lettres tirent leur charme principal de cette facilité, de cet abandon, et même de cette négligence d’un esprit qui s’exprime sans recherches, et dit les choses les plus aimables et les plus agréablement pensées, sans méditation, sans plat, sans méthode. On peut lui appliquer, dit avec raison un de ses éditeurs, ce qu’une femme d’esprit avait écrit sur la première page des Essais de Montaigne : C’est l’écrivain qui sait le moins ce qu’il va dire, et qui sait le mieux ce qu’il dit.

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