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règle de l’ordre, contraste admirablement avec les jeux dégoûtants qui servent à Gargantua pour tuer le temps, et qui rappellent les passe-temps de la cour et des grands sous le règne de Henri IV, et sous la minorité de Louis XIII. Le troisième livre presque entier est consacré à tourner en ridicule tous les genres de divination dont on se servait alors, pour dérober à l’avenir ses secrets ; le sujet sur lequel on cherche à s’éclairer en vaut la peine ; il s’agit de savoir si Panurge, en se mariant, court un danger qu’il a volontiers fait essuyer à beaucoup d’autres. Dans ce chapitre, Pantagruel rencontre Panurge, vrai chevalier d’industrie, qui devient son favori, et pour lequel il supporte les fatigues d’une longue navigation, afin de consulter l’oracle de la dive bouteille, dont la réponse doit décider Panurge à braver un malheur qu’on lui représente comme presque inséparable de l’union conjugale. Des épigrammes amères contre les commentateurs qui ont souillé de leurs gloses l’or pur du droit romain, un procès dont il n’est pas aisé de saisir le fond, où les plaidoiries défient les intelligences les plus subtiles, et que termine, à la satisfaction des deux parties, un arrêt tout aussi peu intelligible ; un juge de village qui, sur deux mille trois cents et tant de sentences qu’il a rendues en jouant aux dés alternativement pour le demandeur et pour le défendeur, se trouve n’avoir failli qu’une fois, sont les premiers traits que lance Rabelais contre les abus subalternes de l’administration de la justice. Portant plus haut ses coups, il ose ensuite peindre, sous le nom de chats fourrés, les magistrats supérieurs, qui déjà s’élevaient au-dessus de la puissance royale, comme de la puissance des lois. Dans les tableaux du pays de Papimanie et de l’île Sonnante, il montre comment s’employaient les trésors dont, aux dépens de la France abusée, le concordat enrichissait la cour de Rome.

Le succès rapide de l’œuvre de Rabelais engagea un grand nombre d’écrivains à s’essayer à manier après lui cette arme du ridicule dont il avait fait sentir toute la puissance. De tous ceux qui méritent d’être nommés, nous citerons : Bonaventure Desperriers, auteur du Cymbalum mundi ; Arthur Thomas, sieur d’Embry, auteur de la Description de l’île des Hermaphrodites ; les auteurs de la satire Ménippée ; Th. Agrippa d’Aubigné, auteur des Aventures du baron Foeneste ; Henri Estienne, à qui l’on doit l’Apologie pour Hérodote ; Beroald de Vervile, auteur du Moyen de parvenir, etc., etc., etc. — Conter avec grâce, dit l’auteur à qui nous avons emprunté cet article[1], avec esprit, avec finesse et variété, est un art précieux ; mais un art encore plus rare est

  1. M. Eusèbe Salverte, Rev. encyclop. T. 19, 1823, pag. 88.