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les unit ; elle devient sa femme. Hélas ! ce n’est plus qu’une mortelle, le prestige est détruit ; la verve de l’artiste s’éteint ; l’être surnaturel qui l’inspirait a disparu, la réalité le presse et l’obsède ; il se suicide. — Il faut voir dans l’original de quel intérêt s’entoure ce récit bizarre, et de quelle éloquence l’auteur a doué le malheureux Berthod, lorsque, déshérité de son génie, veuf de l’illusion chérie qui l’animait et l’exaltait, il est réduit par sa pauvreté et son désespoir à peindre en grisaille les murs de la chapelle des jésuites. La Cour d’Arthus, Gluck, Don Juan, Zacharias Werner, respirent le même sentiment intime des arts, le même enivrement causé par leurs prestiges, le même dégoût de la réalité, le même délire douloureux qu’ils jetaient dans l’organisation d’Hoffmann. Maître Floh (le roi des puces) est quelque chose de plus singulier encore. Il y a là une satire et les expériences des Lewenhoeck et des Spallanzani ; une imagination sans frein et sans raison étincelle dans cette extravagante débauche, où l’auteur, élevant à des proportions colossales le monde des infiniment petits, environne l’homme d’une population effrayante de cicindelles, de tipules, de locustes, de longues raphidées, de scolopendres gigantesquement grandies. — Dans Maître Martin, esquisse fort simple, Hoffmann a quitté sa marotte ; il a laissé vide le grand bol de punch, où voltigeaient à ses yeux, dans les flammes bleues et violettes, tous les esprits infernaux et toutes les apparitions du monde aérien. Des couleurs douces et naïves lui ont servi à reproduire, avec une ingénuité, avec une bonhomie parfaites, cet enthousiasme du devoir et cet amour du beau, qui, se mêlant à la vie de l’ouvrier au moyen âge, transformant le métier en art, ennoblissait la truelle du maçon et l’équerre du charpentier. Capable de tracer des tableaux si touchants et si vrais, comment Hoffmann a-t-il renfermé son talent dans une sphère fantastique où on a peine à le suivre ? Lisez le Sablier et vous l’apprendrez : vous verrez de quelle ironie puissante il poursuivait ses propres folies ; avec quelle force il condamnait cette confusion du monde terrestre et du monde idéal, dont lui-même avait brisé les limites respectives. — Mais ce talent ironique qui, chez Hoffmann, s’alliait à des qualités si opposées, s’est révélé bien plus vivement dans une composition de sa vieillesse, intitulée : les Contemplations du chat Murr entremêlées accidentellement de la biographie du maître de chapelle Jean Kreisler. Cette bizarre conception, dont le titre est moins fou encore que l’esprit, où deux narrations diverses se croisent et se contrarient tout en se tenant serrées comme un double lierre, est une sorte de bicéphale littéraire