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de son héros à ce point que, dans une seconde et dernière partie de cette divine histoire, il rendit à Don Quichotte tous les honneurs qui lui étaient dus. Chose étrange et singulière destinée d’un livre, commencé en riant, achevé les yeux pleins de larmes ! Un roman futile d’abord, qui se change en un livre de philosophie, et, cependant, à cause même de ce double aspect du héros, le livre le plus complet qui soit sorti de la tête des hommes. Dans ce second livre, l’auteur a pensé que Sancho et son maître avaient vieilli de dix ans et qu’il devait nous les montrer plus près de la nature vulgaire ; l’écuyer est moins trivial, et Don Quichotte est moins exposé aux aventures des auberges, aux pierres et aux bâtons ; en même temps, on voit apparaître l’homme sceptique de ce singulier drame, le bachelier Samson Carasco, et l’homme sage après Sancho, le seigneur Don Diégo. Pour la première fois, et sans sortir de la vie réelle, on rencontre de très-jolies filles dans les champs, témoin cette charmante histoire des Noces de Gamaches ; ou bien les paysans sont moins affreux à voir, témoin cette charmante histoire de l’Âne perdu ; ou si, de temps en temps, la poésie se montre encore, elle apparaît à demi expliquée par le songe de la Caverne de Montesimos. On a du plaisir à voir enfin, bien vêtu, bien logé, bien nourri, cet excellent chevalier, que l’on avait vu jusqu’alors sans habits, sans lit, sans pain, sans asile ; et le bonheur n’est pas moindre quand on voit Sancho devenu enfin gouverneur de cette île en terre ferme qu’il a tant cherchée ; on aime à voir Don Quichotte et Sancho supporter leur bonne fortune du même cœur que leur mauvaise, jusqu’à ce qu’enfin amené là, il ne soit plus possible que cet homme vive plus longtemps ; car si sa douce folie le quitte jamais, c’est un homme mort ; sa folie et sa vie sont inséparables, comme son bon sens est inséparable de sa folie. Maintenant donc qu’il a parcouru sans se lasser jamais ce cercle immense d’aventures incroyables et d’aventures réelles, il faut qu’il meure. On le rapporte sur une civière, ce héros qui est parti fièrement sur Rossinante ; sur son passage chacun se découvre, et les jeunes filles lui envoient un sourire mouillé de larmes. La mort de Don Quichotte termine sérieusement cette histoire qui commence par un éclat de rire.

On ne connaît point de livre où il y ait autant d’esprit, de gaieté, de bonne plaisanterie, de naïveté, que dans l’histoire de l’admirable Don Quichotte. Traduit dans toutes les langues, il est resté sans copie comme il n’avait point eu de modèle. La traduction française de Rosset est médiocre et n’est plus recherchée que par les amateurs de vieux livres ; celle de César Oudin, quoique meilleure, est peu recherchée. La traduction de Filleau de Saint-Martin et Challes pourrait être plus saillante ; mais l’original a tant de mérite