Page:Revue des Romans (1839).djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la méprise fut découverte, Napoléon demanda à voir Cornélie, qui fut amenée aux Tuileries. Le grand homme l’interrogea, et ses réponses le frappèrent d’étonnement ; mais il ne put s’empêcher de plaindre la jeune fille qui se laissait emporter hors de la sphère réservée à son sexe. Cornélie, qui nourrissait dans son esprit des idées d’émancipation, profita de la circonstance pour engager le premier consul à accorder aux femmes les droits qu’elles sont dignes d’obtenir. « Vous qui pouvez tout, lui dit-elle, changez cet ordre absurde et désolant qui fait de nous de pauvres êtres sans cesse retenus et enchaînés. » Le premier consul l’écouta avec un vif intérêt, et il répondit : — « Ce que vous demandez est impossible. La femme doit rester ce qu’elle est. Il le faut pour son bonheur et pour le nôtre. Quel triste privilége venez-vous réclamer ici ! Vous, jeune fille timide et modeste, qui rougissez sous le regard d’un homme, irez-vous, foulant aux pieds ce pudique embarras, le premier de vos charmes, pérorer en public, au milieu d’hommes rassemblés ? Irez-vous, souillant la pureté de votre esprit, demander à la nature ses secrets ? Livrerez-vous le gouvernement de votre intérieur, ce gouvernement sacré que vous a confié Dieu lui-même, le livrerez-vous, avec ses secrets et le soin des êtres qui vous sont chers, à des mains mercenaires, pour chercher en public la fortune et le renom ? Parviendrez-vous à vaincre votre nature physique, qui s’oppose à un travail trop assidu, à des études longues et pénibles ?… Jeune fille, retournez parmi vos compagnes, soyez gaie, heureuse… le temps vient si vite où l’on ne sait plus l’être ! Laissez la science, elle dessèche l’âme et la flétrit ; la gloire, elle tue et dévore ! » Cornélie reçut ces sages conseils avec un respect religieux, et bientôt une triste expérience lui apprit que le génie peut coûter le bonheur. Elle aimait et était aimée d’un de ces cousins, qui, humilié de la supériorité qu’avait sur lui la jeune fille, la quitta pour jamais après lui avoir écrit une lettre qui finissait par ces mots… « J’aimais surtout en vous l’orpheline pauvre et délaissée que mon travail aurait rendue heureuse et riche. Je me réjouissais de l’idée d’être sa seule force et son seul protecteur. Vous m’êtes trop supérieure pour pouvoir être ma femme. Si jamais mon cœur déchiré cherche dans le mariage un baume à ses plaies, je veux une femme ignorante qui ne puisse ni me juger ni m’éblouir ; je veux que, pour son bonheur et le mien, elle ne sache qu’aimer. » Dès ce moment Cornélie renonça à la littérature. Elle se maria à un préfet de l’empire, et employa ses talents à couvrir la nullité de son mari. — Cette histoire, qui renferme de hautes moralités, est pleine de charme et d’intérêt.

Séparateur