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à chacun le salut qu’il a offert au poète. Il s’incline en mettant la main sur son cœur et la pointe de son pied droit sur son pied gauche, comme il a mis sa main droite sur sa main gauche. Rien de plus modeste. Et à chacun des tours, chaque fois qu’il passe devant le tombeau, il fait derechef trois pas et un salut.

Que c’est beau, ce moment où le grand poète est l’objet commun, le centre, le cœur de toute activité ! Il est mort depuis sept siècles, mais ses fils se déclarent liés à lui et reçoivent de son génie, de sa personne un secours, un rythme, sur lequel sans plus tarder les voilà qui s’ébranlent.

Cette marche des derviches, une force monotone, constante, une force qui se ménage, l’allégresse d’un moteur bien régulier. Non moins monotone, un concert de flûtes et de tambour la règle et la soutient.

Le troisième tour terminé, et le grand Tchélébi ayant repris sa place, tous se rasseyent. Puis chacun se défaisant de son manteau, et l’un après l’autre, ils se jettent à l’eau : la danse commence. Jusqu’alors, c’était une danse-promenade, une procession autour de la salle. Maintenant, chacun d’eux a laissé tomber son manteau, a salué, a étendu les bras, comme s’il prenait son vol, et tous de remplir de leurs tournoiements le plancher de bois blanc.

Quand on commence à tourner, m’a fait remarquer le Tchélébi, c’est comme la fin du monde ; il n’y a plus ni maître ni valet ; tous sont égaux, tous inspirés. Et pour le signifier on chante les vers du Divan :

« Cette maison où il y a de la musique, demandez au maître de la maison quelle est cette maison… C’est comme la fin du monde où chacun s’occupe de soi-même. Chacun est tellement occupé avec ses propres réjouissances qu’on ne peut distinguer qui est l’un ou l’autre. Est-ce un maître ou un valet ? »

Un à un, ils se sont décidés, et comme on entre dans la piscine, se détachant de la piste, ils sont entrés en tournoyant dans le centre du parquet. Ainsi dépouillés de leurs manteaux, vêtus tout de blanc et d’une immense jupe plissée, où l’air s’engouffre, et qui s’évase en cloche, ils pivotent comme des toupies plus ou moins rapidement, mais tous d’un même air concentré, sérieux. Chacun pour soi.

Après un quart d’heure, ils s’arrêtent, pour reprendre haleine sans doute, font un petit tour de piste, puis repartent.