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de travailleurs, ce n’était pas simplement qu’il désirât que les derviches eussent un métier. L’âme est rusée et excelle à trouver la paresse. Il voulait qu’elle fût dans l’effort et le bouillonnement. « Mahomet, disait-il, a écrit que la plus laide des voix est celle de l’âne. Savez-vous ce que cela signifie ? » Tous se taisaient. « Eh bien ! expliquait-il, chacun des animaux a un gémissement, une plainte, une action de grâces spéciale par laquelle il mentionne son créateur et sa providence. Le chameau grogne, le lion mugit, le cerf brame, la mouche bourdonne, la guêpe bruit, les hommes récitent les formules du Coran, et, dans le ciel, les anges chantent les hymnes. Il n’y a que le pauvre âne seul qui brait à deux moments fixes : quand il a faim et quand il voit son ânesse. L’âne est donc constamment esclave. Mais toute personne qui n’a dans son âme ni désir, ni mystère est plus loin de Dieu qu’un âne. »

À travers la multitude de ces anecdotes, il n’est pas malaisé de reconnaître chez Djelal-eddin une conception royale de la vie. Son règne était dans la spiritualité. Il y soulevait les humbles ; il y fraternisait avec toutes les énergies ; il en excluait les grandeurs d’établissement.

Un jour qu’il tenait séance au lieu habituel des réunions, avec des amis de même cœur et de même inspiration, et comme l’un d’eux jouait du violon et prononçait des paroles mystiques sur les secrets de cet instrument, quelqu’un vit venir un grand personnage avec une suite d’émirs, et dans sa simplicité dit en hâte au violoniste : « Cesse de jouer, car de grands personnages arrivent. » Ces grands firent leur visite, et laissèrent d’ailleurs un don important, mais après leur départ, Djelal-eddin se fâcha et dit à celui qui avait fait taire le violon : « Que n’es-tu resté à ta place ? Fi de cet argent et de ces pauvres hommes froids ! Tu es entré si précipitamment que je me suis imaginé que l’archange Gabriel était descendu des cieux ! » Et il chanta : « Que nous importe cette histoire que le bœuf est venu et que l’âne est parti ? Allons ! nous vivions un moment délicat ; oublions ce tumulte ! » Et ils continuèrent la séance.

Dans sa fraternité, il faisait place aux dissidents eux-mêmes, quand il avait reconnu le ton de leur âme. Le Kadjé Faqih Ahmed, lorsque Djelal passait auprès de lui, poussait des cris, faisait un ameutement et disait : « Place, place, car le