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que dans l’Empire ottoman tous les gens érudits font partie de notre ordre. Tous les sultans, tous les princes. Notre ordre est une confrérie de travailleurs. Les derviches ont la poésie, la musique, la bijouterie. Ils sont artistes. Sans doute cela se perd ; jadis on recrutait l’ordre parmi les ouvriers, tandis que maintenant ce sont les gens les plus élevés ; n’empêche qu’il y a toujours chez nous un pourcentage de certaines professions, des bijoutiers entre autres et des batteurs de métaux.

Le Tchélébi me dit cela pour que j’emporte une haute idée des derviches et des privilèges de leur Supérieur.


LE POÈTE DE L’AMOUR COURONNÉ

Ainsi, jadis, un fils des rois et du ciel a chanté et dansé dans Konia, et voici qu’après des centaines d’années et des millions de pèlerins, je suis venu à mon tour regarder la danse, écouter le chant, dont il a donné la première note et le premier ébranlement. Quelle joie d’interroger son arrière-descendant, l’homme qui, de tout l’univers, peut le mieux m’introduire dans la familiarité d’un grand esprit enveloppé de mystère ! Ces minutes que je viens de passer avec le Tchélébi, je ne leur vois d’équivalent, que je puisse dire, au cours de ma vie entière, qu’un entretien que j’eus avec Paul Meurice, peu de jours avant sa mort, et dans lequel ce parfait disciple répondit avec liberté à toutes mes questions sur le caractère intime de son maître.

J’aime m’asseoir dans l’ombre de ces hautes familiarités, et comme la flamme du foyer dans les longues nuits d’hiver nous tient société avec ses brusques élans et ses repliements, je demeure là, sans une parole, en étroite sympathie de vénération. M’instruisent-ils, le Tchélébi, le Balayeur, le tombeau, le collège, tous ces derviches et leur dervicherie ? Ils donnent du sang et des nerfs à l’image que, depuis tant d’années, j’ai prise pour société secrète ; ils me font éprouver, comme un être réel, le génie de mes rêves. Ici, un jour, le jeune homme est arrivé, tel qu’on a vu, plus près de nous, Goethe entrer dans Weimar et le petit Mozart parcourir l’Europe. Ces êtres si divers, sous des climats variés, produisent le même choc, quand ils nous apparaissent, et que penchés sur leur cercle magique nous murmurons : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois.