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ma fortune, je ne voudrais pas cesser de battre le métal. » Il acceptait de se ruiner plutôt que d’interrompre l’enthousiasme du poète. Le grand cheikh a tourné ainsi du matin jusqu’à la prière du soir. À ce moment, il s’arrêta et il improvisa le poème : « Un trésor s’est formé dans cette boutique de batteur d’or… » Calah-eddin invita le peuple à piller sa propre boutique, et s’en alla vivre dans le cercle du poète.

— Encore une histoire, mon cher Derviche.

— Un jour, les orfèvres de Constantinople sont arrivés à Konia, et ils ont dit à Djelal-eddin qu’ils pouvaient lui apprendre à transformer en or le cuivre et le plomb. « Avec quoi ? a demandé le cheikh. — Avec le soufflet et le creuset. » Djelal-eddin a répondu : « Ces instruments sont tout à fait inutiles pour produire de l’or. Il faut que la parole elle-même crée de l’or. » Et en invoquant le nom de Dieu, il ordonna à une colonne de marbre de se transformer. Les orfèvres ayant brisé la colonne constatèrent qu’elle était toute en or.

— Il eût mieux fait de transformer l’esprit de quelqu’un.

— Du moment qu’il a pu transformer le marbre en or, à plus forte raison il peut améliorer l’âme.

— C’est sans doute ce qu’on obtient par la danse ?

— Djelal-eddin tournait toujours et il prononçait en tournant le nom d’Allah. Il a dit que le tourner donne du plaisir à l’esprit et de la nourriture à l’âme.

— Qu’est-ce qu’on ressent dans l’âme en tournant ?

— Il n’y a pas moyen d’expliquer. Chacun éprouve une impression spéciale. Est-ce qu’on peut expliquer l’amour ? « Chacun, une impression spéciale ! » Je suis étonné que ce balayeur m’ait dit un mot si vrai, qui nous dévoile les dangers de cet appel aux intuitions, les dangers de l’individu se soustrayant dans son ivresse à toute règle.

— Mon cher Derviche, je suis votre obligé. Un élève remercie son maître. Que puis-je faire pour vous ?

— Je ne suis pas votre maître. Je ne suis qu’un pauvre derviche. Maintenant j’aimerais vous interroger sur les choses de votre pays.

— Vous êtes bien poli. Nous parlerons de Paris, quand vous viendrez m’y voir. Ici ne remuez rien en moi qui m’empêche de penser à Djelal-eddin. Voulez-vous me faire le plaisir que nous dînions ensemble, ce soir ?