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la main amaigrie qu’elle tendit vers moi. Je tapai. Je n'aurais peut-être pas conservé un souvenir aussi net de la reine Amélie, de sa grande taille et de sa main maigre si, quelques années après, je ne l’avais pas revue dans des circonstances que je rapporterai plus tard.

De la Révolution de 48 elle-même je n’ai retenu que ceci : c’est que le 23 ou le 24 février, je ne sais pas exactement, comme, dans le trouble du jour, on ne s’occupait guère de me faire travailler, et, comme je regardais par la fenêtre d’un hôtel que mes parents possédaient rue Saint-Dominique, en face du ministère de la Guerre, je vis passer dans la rue une bande d’émeutiers qui chantaient et en tête de laquelle marchait un conducteur d’omnibus, le chef couvert de la grande calotte retombante qu’ils portaient alors. — Je vis également entrer au ministère un M. Raulin qui avait été autrefois, de loin, un modeste soupirant de la belle duchesse de Dino et qui était devenu un ami intime de ma famille. Raulin, que je voyais souvent, Ledru-Rollin dont j’entendais souvent parler, ces deux noms s’embrouillaient dans ma cervelle enfantine et je vins annoncer au salon que Ledru-Rollin venait d’entrer au ministère de la Guerre. Grand émoi ! On commençait à raisonner sur l’envahissement du ministère de la Guerre par Ledru-Rollin, lorsque quelqu’un me demanda : « Comment connais-tu donc Ledru-Rollin ? » — « Mais je le vois souvent ici, » répondis-je naïvement. On se moqua de la confusion que je faisais entre notre paisible ami et le célèbre agitateur : je fus très humilié.

Du 2 décembre, mes souvenirs sont déjà plus précis, car j’avais dépassé huit ans. J’étais en ce moment à Gurcy, terre située en Seine-et-Marne, qui appartenait à mon père, avec ma grand mère d’Haussonville et lui. Ma mère était à Paris. Le soir de ce jour mémorable arriva un messager envoyé par elle, porteur d’une lettre où elle disait brièvement que le Président de la République avait fait un coup d’État et que mon grand père le duc de Broglie était en prison. Je crois voir encore mon père se promenant à grands pas dans le salon et répétant : « Il a fait son coup d’État ! Il a fait son coup d’État ! » — Je ne savais pas trop ce que c’était qu’un coup d’État, mais l'idée que mon grand père, dans le respect duquel j’étais élevé, avait été mis en prison faisait sur moi une vive impression. A la vérité, la prison ne fut pas très dure, — c’était la caserne du