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noyers, nous atteignons la place du théâtre, et de là nous contemplons, par-dessus l’Oronte, la plaine que ferme au loin la masse blanche de l’Amanus, noyé dans les vapeurs. Les habitants d’Antioche, quand ils assistaient aux représentations, étaient assis, le dos à la montagne, et avaient cet incomparable horizon comme toile de fond sous les yeux. Les acteurs, au contraire, jouaient face aux rochers qui les surplombaient. Cette disposition fait comprendre ce qui se passa dans ce jour tragique où, tout Antioche étant joyeusement rassemblé au théâtre, l’acteur aperçut par-dessus les têtes du public les archers perses sur la crête du Silpius : « Voilà les Perses ! » criait-il, et si bien, le malheureux, que tout l’auditoire l’applaudit, mais déjà les flèches pleuvaient…

Je regarde la plus proche prairie. Dans ce bel horizon où se reflète, ce soir, un sourire tout plein de divinité, nos aïeux ont terriblement souffert, eux-mêmes impitoyables et menés à la fois par leur avidité et par le plus haut mysticisme. Rien de plus aisé que de revoir les épisodes des deux sièges, celui qu’ils mirent devant Antioche et celui qu’ils y subirent après leur victoire. L’Oronte franchi, ils étaient venus camper dans ces prairies au pied de la ville, mais ils ne purent jamais l’investir totalement : la partie des murailles construite sur la montagne ne fut pas bloquée, le terrain y faisant trop de difficulté ; en sorte que par Là-haut, chaque jour, les musulmans furent ravitaillés, tandis que les nôtres mouraient de faim… Laissons nos barons et leurs troupes un peu régulières, pour regarder les ribauds, la sainte piétaille (sainte par ses souffrances au milieu de ses crimes), tout ce peuple de pèlerins-soldats que l’on nommait la gent du roi Tafur. Les voici peints sur le vif par le pèlerin qui rima la Chanson d’Antioche :

« Ils ne portent avec eux ni lance ni épée, mais guisarme émoulue et massue plombée ; et le roi Tafur, une faulx qui moult bien est trempée. Ils ont leur sacs pendus par une corde à leur col ; les côtes, nues ; les panses pelées ; les genoux rôtis ; les chaussures, crevées. De quelle manière manger ? Pierre l’Ermite étant assis devant sa tente (là, dans cette brûlante prairie), le roi Tafur y vint et beaucoup de milliers de ses gens étaient déjà morts de faim : « Sire, conseil lez-moi, par sainte charité, car vous voyez que nous mourons de faim et de misère. » Et Messire Pierre répondit : « C’est par votre lâcheté. Allez, prenez ces