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Nous visitons à Boutantan une institution scientifique de la plus haute importance. Le continent américain ne recèle aucun des grands fauves qui rendent redoutable la brousse africaine et la jungle asiatique ; ni tigre, ni lion, ni panthère, ni rhinocéros, ni même d’éléphant ; à peine le jaguar, beaucoup plus petit, moins à craindre et assez rare ; l’alligator est moins dangereux que le caïman du Niger et le crocodile du Nil. Mais les serpents y pullulent, d’où la nécessité de se guérir de leurs morsures. A l’Institut de Boutantan, chaque reptile a été étudié et son venin analysé : à chaque sorte de venin correspond un sérum, et, quand on ignore le reptile dont on a subi la morsure, un sérum polyvalent est inoculé au patient. La préparation de ces sérums exige la production des venins, donc l’élevage des serpents. En dehors des savants laboratoires, cet élevage est une curiosité accessible aux ignorants que nous sommes. Les reptiles vivent dans des huttes de 60 à 80 centimètres de hauteur, convenablement aérées ; ces huttes sont construites dans de petites îles autour desquelles court sans cesse une eau pure, dans des canaux cimentés dont le bord extérieur est à pic, en sorte que les serpents ne peuvent s’en échapper. Chaussé de hautes bottes jusqu’à mi-cuisse, le préparateur fait sortir les serpents de leur hutte, en les taquinant d’un long bâton ; il saisit l’un d’eux derrière la tête, entre le pouce et l’index, et lui ouvre la gueule ; l’horrible bête s’agite nerveusement, fouette le bras qui la tient ; de ses crochets la goutte de venin suinte, que le préparateur recueille ; puis il lâche le patient devenu inoffensif, qui se faufile rapidement dans sa hutte. Il jette à l’eau plusieurs reptiles ; ils nagent, la tête dressée, et leurs souples ondulations ont une grâce si merveilleuse qu’on oublie toute prévention contre l’animal homicide, emblème de la perfidie.

Et je me souviens d’une belle matinée d’hivernage, dans la forêt équatoriale ; devant moi sur le sentier, le guide était entièrement nu, une sagaie à la main ; il m’arrête d’un geste brusque et me montre un énorme trigonocéphale, lové sur un tronc d’arbre vermoulu où il se chauffait aux rayons du soleil déjà haut sur l’horizon. Le jeune noir s’arcboute d’un pas en arrière, brandit sa sagaie qui vibre, et d’un coup bien ajusté cloue sur le vieux bois la tête du malfaisant reptile ; les anneaux du long corps se détendent brusquement, comme par une