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nous offrir les plats. Une grosse lanterne nous éclairait, autour de laquelle couraient et chantaient les moustiques pernicieux. « Un moustique de Mourad Pacha, dit le proverbe, c’est bien, mais un de Kulek-Boghaz suffit pour traîner une charrette. »

Humble et courtoise réception, soirée si française par la vaillance et la politesse de ces cœurs ouvriers ! Tous deux, ces jeunes gens, étaient bien les représentants de l’Occident, qui n’accepte pas les fatalités, qui croit que l’on peut dessécher les marais, construire des routes, éviter les fièvres, au moins les guérir. Leur confiance dans leur bonne chance était absolue. Ils nous racontèrent leur histoire. Ils arrivaient d’Algérie ; de gros appointements les avaient attirés ; le Gouvernement turc voulait à tout prix hâter les travaux, mettre en état ce tronçon de route, d’Alep à Alexandrette. Ils prenaient leur parti de six mois de risque, et comptaient s’en retourner, avec une petite fortune, guérir paisiblement leurs fièvres au bon air de France.

(Et tout cela, tout cet effort (en juin 1914) pour que la mobilisation turque pût se faire plus aisément ! Ni eux, ni moi, nous n’eûmes le soupçon que la guerre se préparait là sous nos yeux. En principe, je la savais inévitable ; je l’attendais depuis des années, et ce soir-là, dans ce canton perdu d’Asie, je la surprenais en plein travail de préparation, sans l’entendre ni la reconnaître !)

Au petit jour, comme le scaphandrier qui regagne la surface de l’eau, nous émergeons de cette misère… Mais nos deux gendarmes d’escorte, lassés de nous voir, ont disparu durant la nuit, et, fait sans précédent, sont repartis en négligeant même de nous demander le pourboire ! Heureusement, notre voiture nous reste. En route pour Antioche.

Que la nature est fraîche, toute jeune ! Comme il est évident que cette souveraine n’a que faire de songer si les moustiques et les bipèdes se disconviennent. Pour elle, nous ne sommes que d’imperceptibles frissons ajoutés pour une seconde à cette fièvre, insignifiante elle-même, qui agite la surface de la terre. Respirons, jouissons de la minute qui passe.

Nous côtoyons des marécages où naviguent des tortues d’eau, où je vois fuir plusieurs serpents, et voici que s’avance à notre croisée, un cortège de chameaux qui, refusant de se déplacer d’une ligne, jettent notre voiture dans cet infâme cloaque. Nous n’avons que le temps de sauter à terre. Et tandis que les nobles