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Le 2 octobre, je vais saluer au cimetière central le monument élevé à la mémoire de Gambetta, qui rassemble depuis quarante ans tous les souvenirs français, toutes les protestations et toutes les espérances enfin réalisées. Je dépose une couronne aux morts de la guerre, puis une palme de bronze sur l’urne qui contient les cendres d’Artigas.

C’est en Uruguay le héros national, comme San Martin en Argentine, Bolivar au Vénézuéla, Washington aux Etats-Unis. Il incarna son pays de 1811 à 1820 pendant les âpres luttes pour l’indépendance, d’abord contre les Espagnols maîtres du pays, puis alternativement contre les Portugais venus du Brésil et les Argentins de Buenos-Ayres. Ses premières campagnes avaient assuré son prestige ; quand le vaillant peuple oriental, abandonné à ses seules forces devant l’armée portugaise, se trouva sans aucune organisation et hors d’état de combattre, il n’hésita pas à l’entraîner dans un exode unique dans l’histoire des temps modernes. Sous la protection de 3 000 guerriers, tous s’exilèrent, vieillards, femmes et enfants, conduits par Artigas, ne laissant à l’envahisseur que le désert. Cet exil dura plus de deux ans et ne cessa que par la libération du pays.

Artigas comprit le premier la forme que devaient revêtir les nations sud-américaines libérées de la domination espagnole, que la nature, la race et l’histoire empêchaient de se réunir en une seule fédération comme l’avaient fait les Anglo-Saxons dans l’Amérique du Nord ; il vit aussi que, malgré le sentiment de fidélité conservé envers les Bourbons d’Espagne par un certain nombre de créoles, on ne pouvait attendre l’ordre et la paix d’un infant proclamé roi ou empereur et à plus forte raison d’un monarque étranger. Plus tard, le Brésil va se séparer du Portugal tout en gardant la dynastie de Bragance, mais le prince qui va ceindre la couronne impériale gouverne déjà à Rio de Janeiro : les conditions sont toutes différentes.

Aussi, Artigas fut le premier à déclarer la séparation définitive d’avec l’Espagne et aussi le premier à proclamer en Uruguay une République indépendante. Ce n’était pas seulement un chef de guerre émérite et un politique clairvoyant ; c’était un chef d’Etat et un organisateur. La netteté de ses vues illumine ses Instructions ; de l’An 1813 rédigées à l’occasion du Congrès de Peñarol et qui, oubliées au milieu des troubles civils et des guerres étrangères, furent retrouvées seulement