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puis sur l’Iphigénie, afin de passer pour la première fois l’Atlantique…

Aujourd’hui, rien de tout cela. Vieux marin qui ne navigue plus, je m’en vais vers un vieux port où les vaisseaux n’abordent plus ; et j’y vais saluer, pour la dernière fois peut- être, un marin plus vieux que moi, plus vieux de vingt-six ans, et qui, lui, ne naviguera certainement plus jamais[1].

Une gare, la nuit, et quand il pleut, — quand la lumière crue des lampes à arc se réfléchit et se répercute sur les rails mouillés, sur les trottoirs ruisselants, quand l’aigre fracas des sifflets de machines, des jets de vapeur hoquetés et de mille ferrailles qu’on heurte, se mêle à la clameur des adieux projetés et entrechoqués, — c’est très triste ; et d’une tristesse particulièrement humide et glaciale. Jamais pourtant nulle gare ne m’avait paru triste autant que celle-là, ce soir…

Le train est interminable. C’est-à-dire qu’ils sont trois trains ajoutés bout à bout : celui des Sables, celui de la Rochelle et celui de Rochefort. Deux douzaines de wagons sont là et deux locomotives en tête. Le tout plein de matelots, de campagnards, de petites gens ; des Vendéens s’en retournant vers leur Vendée. En queue, une seule voiture « de luxe, » à peu près chauffée, à peu près propre, tout à fait lugubre. Les officiers vont monter là. Et voici que j’en reconnais, que j’en retrouve, moi qui ai quitté ma dernière passerelle depuis si longtemps ! Trois midships sont là, regagnant leur Antarès, un contre-torpilleur dernier cri, qu’on arme à Rochefort, par exception rarissime. Ces trois-là sont gais, heureusement. Et je les entends bavarder entre eux, exactement comme nous bavardions, nous, les midships d’il y a trente ans… L’un des trois, d’ailleurs, est fils de l’un de mes anciens camarades… Et je les écoute… mais, désillusion ! ce n’est plus le même argot, ce n’est plus la langue marine d’autrefois, ce jargon si spécial et qui fleurait si fort la mer et le goudron… Leur patois d’aujourd’hui n’est plus, strictement, que le patois des tranchées, l’argot militaire : celui des biffins, celui des pousse-cailloux… Ils disent « une perm ; » ils disent « Panam ; » ils disent même « le colo ; » on les comprendrait à Saint-Cyr ; on les comprendrait même à Fouillis-les--

  1. Je me trompais alors : Loti navigua encore, une fois, la dernière, — le 16 juin 1923, à bord d’un aviso et dans un cercueil, — pour se rendre de sa maison de Rochefort à son tombeau de la Maison des Aïeules dans l’ile d’Oléron.