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faire pour abolir l’être physique, j’ai bien peur que sa faiblesse ne me trahisse et ne me rende totalement incapable. Vous savez que mon dada, c’est l’éducation. J’ai approfondi cette question autant que femme le peut, et je me suis persuadée que le temps où cette éducation est le plus importante, c’est dans les premières années de l’existence. Ma probité m’impose l’application directe de mes principes et, parlant, j’ai horreur des bonnes d’enfants. Trop incomplète pour avoir pu nourrir mes enfants, je les prends au sortir des bras de leur nourrice, et alors ils m’appartiennent. Yorick est sevré et ne marche pas encore ; c’est vous dire que je n’ai plus un instant de liberté, si ce n’est de neuf à dix heures du soir. Mais je ne suis pas bonne à grand chose à cette heure de liberté. Je mets tout en question alors, même la vie, et mes solutions ne sont pas couleur de rose. Ce soir, le petit coquin s’est réveillé et je l’ai pris sur mes genoux, où il a été longtemps à se rendormir ; j’ai pensé à vous, à votre bonne lettre si longue, à vos deux livres que je ne puis lire que par dix pages, et j’ai mieux aimé vous faire une lettre toute fiévreuse, pleine des petits événements de ma vie obscure, que de rester si longtemps sans vous dire que je vous aime bien. Qui sait si demain je pourrais le faire ? Je ne puis plus répondre de l’heure qui suit. J’espère pourtant que j’aurai ce bénéfice que la nature accorde à tout être surchargé : l’accroissement de mes forces en raison directe de mes besoins. Comme mon petit rabelaisien ne crie jamais, j’ai l’audace de continuer à vous engager à venir, quand vous le pourrez, au milieu de ces embarras si bourgeois et si éloignés de vos goûts. Mais Frapesle est assez vaste pour que nous y puissions vivre, dussé-je vous parler par la fenêtre, afin de ne pas trop vous asphyxier de mon atmosphère maternelle.

Je vous remercie infiniment de ce que vous avez offert à M. Chevalet en ma considération. Je suis la cause indirecte de sa non acceptation immédiate, parce qu’il a craint de me blesser en la personne que j’avais employée à lui trouver une place. C’est un malheur pour lui et pour moi qui, sans le vouloir, lui ai fait perdre des relations précieuses. Enfin, c’est un fait accompli auquel il est inutile de songer ; il ne restera de tout cela que ma reconnaissance pour vous. Il n’y a pas eu irréflexion dans la solidarité que je vous ai offerte ; je n’ai point prétendu faire l’aumône à ce jeune homme. Il lui faut du pain,