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la dernière délicatesse, car qui sera mon secrétaire partagera les chances de ma fortune politique, et cela commence à se sentir si fort que j’ai communément dix demandes par mois, auxquelles je ne réponds même pas. J’ai des amis qui la veulent, mais qui y sont impropres, faute de moyens, d’énergie, de souplesse ou de connaissances. J’ai fait pour vous ce que je n’aurais fait ni pour ma sœur, ni pour qui que ce soit au monde, car un homme ainsi placé dans mon intérieur y voit tout ; il peut me faire poignarder dans la quinzaine, il peut me causer des maux irréparables, avec une facilité merveilleuse sur les trois points de la vie : la littérature, l’intimité, la politique.

Sur votre solidarité si complète avec le dit jeune homme, j’ai eu la foi aveugle que j’ai en votre affection. Il avait à choisir entre moi et une institution. Je n’ai pas voulu l’influencer. Il a pris l’institution. Sur ces entrefaites, j’ai rencontré un pauvre professeur de quarante-cinq ans [1], ayant femme et enfant, autrefois riche, maintenant correcteur d’imprimerie, auquel il faut reconnaître incontestablement les qualités qui manquent à M. Chevalet : science grammaticale, logique et typographique. Au lieu d’être chez moi, il reste chez lui. Mon libraire lui fait cinquante francs par mois, et moi cinquante également. Voilà tout d’un coup trois intérêts satisfaits. Puis-je, le jour où M. Chevalet me demande ce qui n’est plus disponible, le lui recréer ? Le bien est un et compact. Un homme juste se doit à toutes les infortunes. Je n’ai plus rien à lui faire faire près de moi. Et le voilà qui croit je ne sais quoi quand je lui explique convenablement cette position. Aujourd’hui j’ai tant réfléchi à ceci que, pour mettre quelqu’un près de moi, il faudrait que ce fut en homme ce que vous êtes pour moi, vous femme, et quasi sœur. Il faut un dévouement entier, une science certaine, une entente d’une vie mouvante. Enfin, j’en suis effrayé, Jules Sandeau, qui est certes bien plus avant que ne l’est Chevalet dans mes pensées, me demandait d’être cela pour moi ; mais s’il en a le cœur, il n’en a pas l’énergie ; il n’est point travailleur ; il a des idées politiques qui ne concordent pas avec les miennes ; Il est complet sur deux points ; il est incomplet sur le troisième. Et cependant, plus tard, peut-être sera-ce lui lorsqu’il

  1. M. Charles Lemesle, que Balzac connaissait d’ailleurs depuis plus d’un an et appelait « son Boileau » (Lettres à l’Etrangère, I, 182]. C’était un ami de l’éditeur Werdet.