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vous avez reçues, il en est qui ne vous seront jamais faites, parce qu’il y a honte à les faire ; parce qu’il y a mille choses qui ne se disent pas, qu’on nierait même à l’ami qui les surprendrait. On ne rougit point d’un malheur réel, d’une dissidence d’opinion, d’esprit, d’âme, d’un mauvais procédé reçu ; mais les supplices qui sont de toutes les heures, qui ne sauraient se définir, on n’en parle jamais, et c’est là pourtant où est la mort ! De là naissent l’abrutissement et la dessiccation de l’âme.

Vous voyez enfin l’azur de votre ciel, cher Honoré ! N’y jetez donc plus aucune vapeur qui, comme toutes les précédentes, se condenserait en nuages. Qu’est-ce qu’un nuage [1] ? Une agglomération de gouttes d’eau sous la forme la plus légère ; cet atome de brouillard ne parait rien, isolé, et pourtant il forme les orages ! Plus d’orages donc, car ils ne frappent pas que vous, et vous êtes sans pitié pour ces cœurs qui vous sont dévoués.

Trente-cinq mille francs, moins votre dépense, combien cela fera-t-il ? Je n’ose répondre à cette question. Je vous ai entendu vanter le cabinet de M. de Chateaubriand avec ses meubles de chêne ; si le propriétaire de ce cabinet n’eût pas été un homme sans ordre, pour ne pas dire plus, et qui avait un tel cabinet par orgueil, j’aurais dit : imitez ! Mais je vous aime mieux fou de chiffons et de femmes vaines que prêt à vous vendre pour cinq cents francs, comme le père de l’École Romantique [2].

Quand vous aurez payé votre mère, je crois que vous pourrez vous occuper de vous. Votre mère, à son âge, sera riche avec trente-cinq mille francs. Si elle n’a pas assez, c’est qu’elle mangera tout ce que vous ajouterez à cela. Faites-lui une pension si vous le pouvez. Mais, pour ce cher, permettez-moi de vous le dire, quels que soient vos revenus, ils ne vous suffiront jamais. A votre âge, on peut encore ajouter à ses habitudes de luxe et de mollesse ; maison est impuissant à y retrancher quoi que ce soit.

Quand Paris vous prendra trop fort à la gorge, venez ici, non pour y travailler, mais pour y réparer vos instruments de

  1. Mme Z. Carraud écrivit, plus tard, un petit livre intitulé les Métamorphoses d’une goutte d’eau.
  2. Mme de Berny n’était pas plus tendre pour Chateaubriand, qu’elle méprisait souverainement (G. Hanotaux et G. Vicaire, La jeunesse de Balzac, 2* éd., p. 258.