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Mme Carraud, après avoir fermé les yeux à sa sœur, est retournée à Frapesle. Le 26 octobre, elle répond à Balzac.


Vous êtes bon de m’avoir écrit, Honoré. Auguste a dû vous dire combien j’ai souffert depuis quelque temps et combien peu j’ai eu d’instants libres. Ma famille, si compacte il y a trois mois, est déjà réduite aux deux tiers, et la santé de mon plus jeune frère [1] me donne de grandes inquiétudes. C’est un grave avertissement que toutes ces morts, et ce n’est pas sans trouble que je jette les yeux sur mes deux enfants, si jeunes, et qui auront besoin, longtemps encore, des soins de leur mère. Mes voyages à Bourges ont été bien tristes, et ils ne sont pas finis, car mon beau-frère est tombé dans un abattement qui m’effraye : il ne saura jamais supporter la solitude à laquelle il est condamné, et c’est bien de lui qu’il faut dire qu’il a perdu l’âme de sa vie. Son esprit est léger, son caractère fort gai ; il ne pourra se nourrir de sa tristesse et finir, comme les mélancoliques, par y trouver du charme. Si ses enfants ne savent pas se dévouer, j’ai peur qu’il ne survive pas à sa femme, encore qu’il paraisse se bien porter [2]. J’ai éprouvé tout ce que le spectacle d’une mort pressentie, prévue, acceptée avec courage, peut apporter d’émotions de tout genre. Puis est venue la lutte tout animale, lutte affreuse et dont l’âme n’a pu triompher, malgré ses efforts. Puis enfin cet instinctif éloignement de la nature vivante pour la nature morte, et pour toucher, vêtir et coucher cette pauvre femme, qui naguère respirait encore, et que j’aidais à franchir le moins péniblement le passage toujours difficile du temps à l’éternité, il m’a fallu plus de forces que je ne croyais possible d’en rassembler...

Quelque habilement qu’ait été pensé le Lys dans la vallée, mille femmes en le lisant diront : « Ce n’est pas encore cela [3]. » C’est que, quelque intimes qu’aient pu être les confidences que

  1. Silas Tourangin.
  2. Le comte Emmanuel de Lapparent, officier de la Légion d’honneur, mourut à Passy en 1870. Ancien polytechnicien, il servit dans l’artillerie, puis, quittant l’armée, devint tour à tour sous-préfet d’Issoudun, commissaire général A Livourne, préfet de l’Hérault et préfet du Cher. Marié deux fois, il avait épousé en premières noces Mlle Roques de Chabannes.
  3. Mme de Berny écrivait : « Le Lys est un sublime ouvrage sans tache, ni faute. Seulement la mort de Mme de Mortsauf n’a pas besoin de ses horribles regrets ; ils nuisent à la belle lettre qu’elle écrit. » Balzac effaça pieusement les cent lignes incriminées (Lettres à l’Etrangère, I, 376).