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à celle que j’aurais faite à son âge. Mais qui voudrait des dix ans par lesquels j’ai passé ? Est-il placé comme je l’étais pour être protégé ? Rencontrera-t-il des femmes qui lui élargiront le crâne, entre doux caresses, en lui relevant le rideau qui cacha la scène du monde ? Aura-t-il le temps d’aller dans les salons ? A-t-il le génie observateur ? En rapportera-t-il des idées qui écloront à quinze ans de là ? L’on ne sait pas quel phénomène est un écrivain.

Les écrivains seuls savent de combien de phénomènes ils ont composés : bonheur, talent, énergie, persistance, santé, seconde vue, que sais-je !

Il ne peut pas plus être mon secrétaire, que ne peut l’être Méo [1].

Je ne sais donc que résoudre. L’éclairer, ce sera le désespérer ; je ne veux pas avoir à me reprocher son désespoir. Le laisser dans sa croyance est aussi dangereux. Je ne me chargerai plus de choses semblables. Il est d’ailleurs muet comme un poisson. S’il a des idées, il ne les exprime pas, et dit lui-même qu’il ne le peut pas, que ce qu’il sent ne se traduit pas.

Voilà ce que j’ai à vous dire sur votre protégé.

Il me reste peu de place maintenant pour vous dire combien j’ai été heureux de cette semaine dérobée à ce monstrueux Paris, où je suis comme dans une fournaise.

Ecrivez-moi donc, courrier par courrier, les deux hypothèses du commandant sur la destruction du globe, ou son renversement par les comètes. J’ai le plus urgent besoin de ces hypothèses [2]. ’

Mille tendres compliments. Baisez Ivan et Yorick au front pour moi, et mille amitiés aux deux commandants, si M. Périolas est encore avec vous.


La réponse de Balzac apporte une amère désillusion à Mme Carraud, qui répond le 24 août :


Je suis bien affligée pour mon pauvre jeune homme, que vous le reconnaissiez incapable. Votre jugement est un peu sévère, car, de ce qu’il est mauvais écrivain, il n’est pas conséquent qu’il ne soit propre à rien. Je sais de lui que si son père eût voulu lui apprendre les mathématiques, il eût été volontiers

  1. Domestique des Tourangin.
  2. Pour la fin de Séraphita sans doute.