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Adieu, pauvre tourmenté ; quand viendra le jour de la tranquillité pour vous ? Je n’ai que la nuit pour écrire ici, et je suis fatiguée. Aimez-moi, quand vous en trouverez l’heure. Faites quelque chose pour mon pauvre protégé, vous m’obligerez personnellement ; je vous répète que j’attache la plus grande importance à le voir placé. Je tousse toujours ; je retourne à Frapesle le 14 au matin ; ma sœur me fait reconduire. Courage et santé. Le Lys est fini sans doute ?...


Malgré toute son affection pour Mme Carraud, Balzac ne peut pas encourager les débuts du jeune protégé de son amie ; il lui eu indique les raisons :


Avant que votre protégé puisse gagner quinze cents francs par an, il a pour dix ans de travaux. Il ignore la langue, la composition, tout. Il y a quelque chose de triste à voir des gens qui ne savent pas faire une phrase, qui n’ont pas une idée, se jeter à corps perdu dans la littérature, en prenant un désir pour une vocation. Cela m’a profondément affligé. Ce jeune homme ne sait rien. Comment peindra-t-il ce qu’il n’a jamais vu ? Que va-t-il devenir ? Qui le nourrira pendant dix ans ?

J’ai lu un manuscrit de lui. Il n’y a ni une phrase, ni une idée. Il n’y a que le courage d’avoir écrit un certain nombre de feuillets. Le talent d’écrire ne se communique pas comme une contagion ; il s’apprend lentement. Je ne peux ni lui apprendre ce qui est un don du ciel, ni prendre sur moi la responsabilité de le tromper. S’il n’a pas de quoi vivre, il ne vivra pas de sa plume avant dix ans. Voilà le fait. S’il veut persister, il doit prendre un parti qui lui donne du pain, pendant qu’il étudiera. Puis, il ne sait rien en histoire, il ne sait rien du monde, il ne sait rien de sa langue, il ne sait rien des passions. Que voulez-vous qu’il écrive, quand il ne sait rien non plus des combinaisons dramatiques ?

Ce jeune homme est toute notre époque. Quand on ne peut rien faire, on se fait homme de plume, homme de talent. On se donne le plus beau thème d’existence, parce qu’on ne peut pas prendre le plus vulgaire. Il est ce que j’étais à son âge, cet enfant [1] ; mais je savais quelque chose. Je ne saurais condamner entièrement un jeune homme, dont l’œuvre ressemble

  1. G. Hanotaux et G. Vicaire, La Jeunesse de Balzac, 8e éd., Paris, Ferroud, 1921, in-8.