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cher Honoré. Si les vieilles amitiés s’usaient, je vous dirais que vous êtes imprudent ; mais dans dix ans tout comme aujourd’hui, vous serez reçu ici avec joie, — faites donc selon votre bon plaisir.

Nous venons d’être frappés d’un coup bien cruel : mon frère aîné [1] est mort subitement. Cette rupture des liens de famille est toujours douloureuse, et une affection de moins, à un âge où l’on ne s’en crée plus, laisse un grand vide : cette douleur, à moi personnelle, ne m’empêche pas d’accueillir celles d’autrui et de chercher à les alléger. Vous pourrez peut-être m’aider à relever un pauvre jeune homme du désespoir profond où il est tombé. C’est le fils d’un particulier honorable de notre ville, dont jusqu’à présent je n’avais connu que le nom. Ce jeune homme s’est jeté dans la littérature, malgré son père ; il est resté quelques années à Paris, d’où la misère la plus poignante l’a chassé. Son père ne voulant plus satisfaire à ses dépenses, il m’a écrit afin d’implorer mon assistance pour le tirer d’embarras, et lui procurer les moyens de faire éditer ses manuscrits ; je l’ai engagé à me venir voir et, malgré son excessive timidité, j’ai pu juger de son esprit, qui a besoin de développement, mais qui est déjà quelque chose. Je ne vois d’autre moyen de lui être utile que de tâcher de le replacer au centre de cette fermentation d’idées qui agit si puissamment sur ceux qui veulent en vivre. Mais pour aller à Paris, il faut les moyens d’y vivre ; ce jeune homme a peu de besoins, et il me disait qu’avec trente sous par jour il serait heureux. Ne pourriez-vous, dans vos hautes relations, le placer comme secrétaire ? Cela lui donnerait la vie, car il ne s’agit point ici de forts appointements, puis il aurait assez de temps de reste pour poursuivre sa carrière à laquelle il tient beaucoup. D’ailleurs, cette position lui permettrait de voir un peu le monde dont il n’a aucune idée, ce qui doit lui faire faire mille bévues dans ses romans. Il est d’un extérieur fort agréable, timide sans gaucherie ; il rédige très bien, a un peu l’accent berrichon, mais parle purement. Le découragement est si profond chez ce pauvre garçon, que je ne serais pas étonnée qu’il ne finit par un suicide. Il a une digne mère qui en mourrait. Jugez du prix que j’attache au service que je vous demande. Il a si peu

  1. Rémi-Jacques-Georges Tourangin, né en 1784.