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ravages, ses monstruosités, ses tueries, m’obligeait à quitter ce toit et à me séparer de tout ce que je possédais de plus précieux sur cette terre : ma femme et mes enfants !

L’automobile démarre, et nous emporte dans la nuit, à travers les rues, où les becs de gaz, placés de distance en distance et alignés le long des trottoirs qui se déroulent en long ruban, éclairent les maisons qui se succèdent sans discontinuer. Les parties vitrées de la voiture étaient ouvertes, et l’air venait nous fouetter le visage, semblant vouloir nous rappeler à la réalité des choses. Le chef, bien installé, tenait en main un cigare, dont il aspirait en des mouvements nerveux la fumée dans sa bouche pour l’envoyer ensuite en longues traînées dans l’espace, où elle était immédiatement emportée par le vent. Il nous fit remarquer qu’il aimait beaucoup l’air et prenait un réel plaisir à respirer à pleins poumons. S’adressant à Mademoiselle, il lui dit :

— Je crois que vous m’en voulez et je ne pense pas que nous soyons jamais bons amis, et cependant vous avez tort de m’en vouloir…

Quant à moi, je me trouvais toujours sous le coup des fortes émotions que je venais d’éprouver ; mon esprit errait à l’aventure, s’accrochant par moments aux faits qui venaient de se dérouler et me paraissaient invraisemblables. Une grande désolation venait encore s’ajouter à mes souffrances morales, lorsque je voyais en face de moi Mademoiselle qui avait été arrêtée dans mon habitation ; je me reprochais de lui avoir offert l’hospitalité et me demandais si elle ne me garderait pas rancune.

Brusquement l’automobile ralentit et s’arrête. On nous prie de descendre et je constate que nous nous trouvons dans la rue de Berlaimont. Deux agents de police se promenaient dans cette rue déserte. La grande façade de la Banque Nationale à peine éclairée surgissait de la pénombre et se découpait sur l’infini du ciel, dans lequel étaient piqués des milliers d’étoiles.

Nous entrons dans une vieille maison à porte cochère, où les bureaux de la police allemande sont installés. Mademoiselle est conduite au premier étage et moi je reste au rez-de-chaussée. Après une demi-heure d’attente, un monsieur paraît, sa toilette est négligée, et il semble sortir de son lit. Selon ce que je crois comprendre, c’est l’Oberleutnant qui a la direction de cette police militaire, dans les bras de laquelle, à notre grand déses-