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XIII. — TRIPOLI

Aussitôt installé, j’ai voulu m’aller promener dans la ville. Pourquoi Ladki Bey juge-t-il nécessaire de marcher à quinze pas devant moi, avec une solennité qui détourne ma propre attention du spectacle, pour la reporter sur mon personnage ? Je me sentais devenir pacha. Tout s’écartait sur. mon passage ; Ladki Bey poussait de la main et bâtonnait du regard les inconsidérés qui, sur la seconde, ne me faisaient pas la plus large place. J’allai m’asseoir dans un jardin public, d’où la vue s’étend au crépuscule sur la ville et son paysage agricole et marin d’une grande couleur monotone et triste

Le silence et la splendeur d’un après-midi d’Asie descendent sur mon voyage achevé. J’ai tourné trente pages de mon livre de désirs ; je suis passé du rêve à la réalité, et mes aspirations incertaines se sont muées en expériences, dont je n’ai pas fini d’épuiser la leçon.

Nos savants se moquent des vieux chroniqueurs qui attribuent au haschich le dévouement absolu des sicaires ismaéliens à leur chef ; nos savants ont découvert que le Vieux de la Montagne simulait des miracles, et recourait aux prestiges d’un Robert Houdin. Je crois à l’explication de nos savants et à celle de nos vieux chroniqueurs ; je crois au haschich, aux escamotages, et à bien d’autres choses encore. Mais il n’est pas d’opiat ni de prestidigitation pour transfigurer les âmes, encore qu’ils puissent contribuer à les mettre en mouvement. Le grand secret, le ressort, le mot du miracle, je l’ai vu chez ces pauvres Ismaéliens, sous les oliviers de Khawabi : c’est une aptitude magnifique au don de soi-même. Que ne pourrait-on faire, aujourd’hui encore, de cette nation ismaélienne !

Le chapelain anglais Lyde, qui est entré vers 1850 dans leurs montagnes, raconte qu’à chaque pas, alors qu’il allait de Latakieh par Qadmous vers Qalaat el Hoesn, les gens qu’il croisait lui demandaient des écoles. Ils les attendent encore, en cette année 1914, et jusques à quand ? Je plaiderai leur cause, demain matin, auprès de nos religieux de Tripoli, et c’est une coïncidence qui me plaît que ce soit le jour de la Pentecôte, le jour de la fête de l’Esprit, que je vais demander aux Frères des Écoles et aux Filles de la Charité qu’ils secourent l’intelligence de ces gens de cœur…