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DE KHAWABI À TARTOUS

Je suis profondément contrarie de quitter ce cher ami : En lui, j’ai vraiment le plus rare spécimen d’humanité : il me présente l’état d’esprit des gens sur qui agissaient les Sinan et les Hasan Sabâh. Quel malheur que mes compagnons, trop pressés de rentrer à Beyrouth, veuillent aller coucher ce soir à Tartous !

Après avoir redescendu, sur un petit parcours, une partie de notre chemin d’arrivée, nous commençons à suivre le lit d’une rivière qui s’en va à la mer. C’est une vallée si resserrée que, vingt fois de suite, nous devons traverser l’eau, pour aller chercher, tantôt à droite, tantôt à gauche, au milieu des lauriers-roses, un peu de rive où marcher, et finalement nous chevauchons en plein dans son lit, qui heureusement n’est guère profond. Mais comment fait-on en hiver ?

Bientôt commence à se faire sentir la chaleur moite du rivage syrien. Nous débouchons dans une plaine cultivée, d’où l’on aperçoit au loin la ville de Tartous.

C’est l’heure du soir où toutes les fleurs respirent, boivent le grand air, dilatent leurs forces, éclatent de couleur, et dans le crépuscule les chacals gémissent.

Notre camp s’installe sur le sable, au bord de la mer, en face de l’île de Ruad, et nous allons saluer divers notables du pays. Il paraîtra peu croyable qu’ayant si fort désiré ce voyage, qui vient de m’enchanter, j’en sois déjà rassasié au point de ne pas visiter le château de Tartous. Mais ce château appartenait aux Templiers, et je continue d’avoir toute ma curiosité accaparée par les Ismaéliens… Je cherche qui pourra me renseigner plus encore sur eux. M. Achmet Hamad voudrait nous donner une hospitalité dont nous déclinons l’offre gracieuse ; il tient du moins à nous envoyer un diner sous nos tentes. C’est le chef politique d’un grand groupement de Nosseïris, et pour défendre leurs intérêts auprès du Gouvernement turc, il touche d’eux, me dit-on, 50 centimes par personne. Or on admet qu’il y a 150 000 Nosseïris dans la montagne. Semaan-el-Dayan, chez qui nous entrons ensuite, est un notable chrétien. Notre troisième visite est pour le Moudir, un jeune homme sanglé dans une magnifique redingote, qui s’excuse, car il n’a pas été prévenu de notre arrivée. Il nous offrirait, lui aussi, un diner, si nous pouvions en attendre quelques heures les apprêts. Du moins