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essences. Leurs âmes sont jointes à la Véritable Existence (c’est-à-dire à Dieu), comme l’était celle du Seigneur (Rachid-eddin), son salut soit sur nous. ………..


Comme ils sont contents ! Et moi, je me réjouis de leur être utile et que mon passage marque sa trace dans leurs vallées immobiles. J’ai fortifie leur religion. J’y remets de la métaphysique, et je la pare de plaisantes historiettes. Que vaut leur croyance ? Quelle loi pose-t-elle au-dessus de leurs têtes ? Où sont-ils conduits ? Quel est le but final de leur activité, le point où ils se dirigent et qui les attire ? Je l’ignore, mais j’éprouve à contempler leur sincérité le même plaisir inexprimable qu’à perdre mon regard la nuit dans le ciel. Cette aveugle confiance, qui leur fait donner avec enchantement le cinquième de leur revenu, rend compte de cette obéissance qui les amenait aveuglément à assassiner. Nul besoin de haschisch. Une foi les possède. Etrange histoire ! Voilà donc où aboutit ma longue promenade dans les ténèbres : à cette joyeuse figure de l’hôtel Ritz, vénérée et subventionnée par de pauvres gens ! Après tant de siècles ! C’est pour en arriver là qu’Abdallah l’occultiste constitua sa franc-maçonnerie ! C’est pour en arriver là que Hasan Sabâh emmena du Caire en Perse et à Alamout le fils de Nizar, le petit-fils de Hakim ! C’est pour en arriver là que Hasan Aladhikrihis-Salàm, conseillé par le jeune Rachid-eddin Sinan, se déclara le petit-fils de Nizar… Oui, c’est pour en arriver là, à cette adoration un peu niaise et cependant haute et bienfaisante, puisqu’elle élève ces villageois au-dessus de beaucoup d’entre nous. Mais oui, au-dessus. Sous une diversité apparente, ces paysans, autrefois des assassins, aujourd’hui des braves gens qui font des collectes et adorent le portrait d’un bellâtre, possèdent la petite flamme religieuse, et c’est par elle que vit le monde et que le monde résiste au néant.

Je suis heureux d’être venu là, comme un évêque en tournée de confirmation. J’aimerais, selon l’usage, avoir à déjeuner le chef de mes ouailles, ce jeune nabi aux sentiments si nobles Mais il paraît que c’est impossible. Je ne sais ce qui les empêche le Moudir et lui, de s’asseoir à la même table. Ils sont d’accord pour écarter mon invitation. Les Ismaéliens s’éloignent un peu, et à distance ils continuent, tous, de me regarder avec une parfaite entente de sympathie.