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Force m’est bien de me lever. Je passe trop peu de ma vie dans cet important Khawabi pour me priver une minute de cette présence d’un indigène notable.

Le diner vite dressé en plein air, nous nous attablons à la lueur des torches. Toujours cette cuisine prodigieusement parfumée : des délicatesses de buveurs d’eau. Mais j’ai hâte de sortir des considérations culinaires.

— Avez-vous, mon cher hôte, quelques traditions de Rachid-eddin Sinan ?

Le Moudir sourit, et me répond qu’il y a un rocher de ce nom dans Khawabi.

— A-t-on souvenir de ce grand chef ?

Il sourit encore et me dit qu’il n’y a que des musulmans a Khawabi. Toutefois les Ismaéliens habitent le village voisin d’Aker-Zeït ; il peut les faire venir pour que je cause avec eux, si vraiment… (et ici, c’est son air plutôt que ses paroles que nous devons traduire) si vraiment j’ai la fantaisie de causer avec ces pauvres gens…

— Vous n’avez pas l’air de les prendre au sérieux.

Et lui de rire joyeusement :

— Ah ! si vous saviez !

— Eh bien ! expliquez-moi. Mais d’abord, les Ismaéliens de Qadmous et ceux de ce coin, d’après ce que j’ai cru comprendre, ne me semblent pas s’entendre complètement. Est-ce que vous pourriez me débrouiller leurs idées ?

— C’est assez simple. À Qadmous, comme à Khawabi, les Ismaéliens croient que de la famille d’Ali doit surgir celui qu’ils appellent le Propriétaire du Temps et qui instruira le monde. La différence, qui est grande, c’est qu’autour de Qadmous, ceux des Ismaéliens qu’on appelle Suendanes croient que le Propriétaire du Temps est pour l’instant caché, qu’il n’est pas encore né, tandis qu’autour de Khawabi, les Hedjaounes croient que le Propriétaire du Temps existe et qu’au moment où il meurt, son fils hérite de son pouvoir. D’après les Hedjaounes, aujourd’hui, le Propriétaire du Temps, c’est Mohammed Shah ; les Suendanes le nient ; alors ils se méprisent les uns les autres, et il ne peut pas y avoir de mariage entre eux… Les Hedjaounes allaient à Hyderabad, aux Indes, et ils y portaient de l’argent à je ne sais quel Propriétaire du Temps. Il y a cinquante ans, c’était le cheikh Ahmed Alleigh qui avait coutume de ramasser l’argent