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gagner et ses pattes s’engourdir sous l’effet des morsures de plomb, et la nécessité de mettre entre lui et ses bruyants ennemis un dédale inextricable de voies… » Il ne sait pas qu’au-dessus de lui planent deux ennemis et le guettent. Premier ennemi, Tiécelin le corbeau. Tiécelin profite d'une défaillance du lièvre et l’attaque. Tiécelin va triompher : survient une buse géante. Elle s’empare du lièvre et l’emporte. La cruauté de l’homme est loin : les cruautés animales l’ont relayée. Le combat se livre dans les airs, à des hauteurs de vertige, entre la buse et le corbeau. La buse est plus forte, mais empêtrée de son fardeau. Il coule du sang, qui tombe du ciel sur la terre. Un jeune corbeau, qui était venu seconder Tiécelin, succombe : la buse, d’un coup de bec, a su le tuer. Ce jeune corbeau, Tiécelin l’aimait, comme son élève. Et Tiécelin mène un grand désespoir. Il appelle les autres corbeaux à déplorer avec lui ce trépas.

Et voici tous les corbeaux réunis autour du cadavre : « Ils se regardaient et criaient. C’étaient presque des miaulements. La langue de l’universelle douleur, avec ses modulations âpres et plaintives, pont commun où convergent tous les ramages, sortis du même berceau, nés de besoins parallèles, retrouvait, à travers le dédale des habitudes acquises et la convention consacrée, sa formule de primitive simplicité dans cette émotion profonde que tous les ailés comprenaient et écoutaient avec angoisse du fond de leurs postes terrestres ou du haut de leurs observatoires aériens… » Je ne dis pas que la phrase qu’on vient de lire soit exactement parfaite. Elle est confuse, un peu embrouillée. Elle a, dans sa confusion même et son désordre, sa beauté, une richesse et une opulence de vérité qui fait image et fait plaisir ; elle dit bien des choses, avec entrain.

Si l’on observe que Louis Pergaud prête à ses corbeaux des sentiments de deuil, un apprêt de cérémonie funèbre, une douleur de mort qu’il reprochait à La Fontaine d’attribuer aux fourmis, eh bien ! ce qui n’est pas vrai des fourmis, ne le refusez point aux corbeaux. Ils font quelquefois des funérailles à leurs morts. « Je l’ai vu, » dit Pergaud. Si vous en doutez, vous n’avez donc pas senti comme il a soin de ne pas mentir ? Et, si vous en doutez, il vous renvoie aux Mémoires d’un compagnon du bon Agricol Perdiguier.

Les animaux sont les grands amis de Pergaud. Mais il peint toute la campagne, même les gens de la campagne. S’il préfère les animaux, il ne dédaigne pas les gens ; il les peint de la même manière, avec une impitoyable justesse. Il ne les embellit pas, ne les enjolive pas. Il ne les enlaidit pas non plus, selon l’usage de ces faux réalistes qui ne