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un ciel pour patineurs. » La lune qui s’était levée était effectivement taillée en forme de glaçon, avec des arêtes vives et pointues à son croissant, et versait une lumière bleutée qui semblait de commande, pareille à celle qui entoure la façade de l’Opéra un soir de gala. Les étoiles frileuses palpitaient comme des regards sous les cils. Et les grandes étendues de neige refaisaient une sorte de jour délicat et doux.

Sentant le froid se poser sur son visage et ses mains, il se hâta de refermer la vitre, vérifia l’éclairage, les armoires, la salle de bains avec cette méfiance de l’homme qui vit beaucoup à l’hôtel et ne se contente pas du luxe apparent et, rassuré, il vida ses valises avec ordre. Après quoi, il s’habilla et revêtit le smoking d’usage, tout en s’adressant des paroles d’encouragement :

« Cette solitude, ce silence, quelle félicité ! Je suis délivré des conflits internationaux. Je vais vivre pour moi : patiner, luger, me taire en plusieurs langues, dormir. Plus de discussions interminables, de dîners diplomatiques, de tangos engageants, de fox-trott de rupture ! Adieu, le Palace de Lausanne encombré de Français, de Turcs et de Japonais, et le Beau-Rivage d’Ouchy réservé aux Anglais, Américains, Italiens et Roumains ! Ici, il n’y a que d’inoffensifs athlètes. Plus de combats de peuples, plus de luttes d’intérêts et de vanités ! La paix n’est plus nulle part, sauf ici dans ce nid de neige… »

Nouveau secrétaire à l’ambassade de Rome après de longs séjours en Orient et même en Extrême-Orient, Maurice Aynaud-Marnière avait été emmené par son ambassadeur à la conférence de Lausanne. Il y avait pris part à tous les conciliabules publics et secrets au cours desquels les Puissances occidentales tentèrent vainement, — mais trop tard puisqu’elles étaient elles-mêmes désarmées, — de rappeler à la Turquie qu’elle faisait partie des Puissances vaincues en 1918. Il revoyait sans effort, et même il ne pouvait écarter de son souvenir tous les personnages éminents, graves ou frivoles, le plus souvent frivoles et graves ensemble, vus au château historique d’Ouchy, ou au bar du Palace, ou aux bals de Beau-Rivage, qui avaient occupé la scène comme de tenaces protagonistes : la mince et élégante silhouette de M. Barrère, prince de la Renaissance italienne, un peu étriqué dans sa jaquette moderne, la carrure massive du sanguin lord Curzon à la recherche d’une attitude