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souvent ! Il fut un temps où le plus grand peintre n’osait construire un paysage d’arbres et de « fabriques » dont la majesté le séduisait, sans y mettre des gens procédant aux Funérailles de Phocion. De nos jours, si dans un champ qu’il a choisi de peindre, vient à passer un cortège émouvant, un retour de moisson par exemple, avec la dernière gerbe, de peur qu’on ne le soupçonne d’avoir cherché l’effet, il opérera une fuite précipitée. Les deux erreurs quoique opposées sont égales et symétriquement superposables. La vérité pour l’artiste est de ne jamais « choisir un sujet, » parce qu’il est « propre à m’intéresser, » mais de ne pas fuir le « motif » qui l’intéresse, lui, qui le prend, l’émeut, le jette dans cet état de transe que connaissent bien les passionnés de l’Art, quelles que soient les clabauderies de la critique ou les « exclusives » des petits cénacles contemporains.

Jean-Paul Laurens appartenait à une époque où le sujet historique était de mode, mais ce n’est point parce qu’il était de mode qu’il s’y plaisait : c’est parce qu’il habitait le moyen-âge, comme d’autres casaniers se font un univers de leur jardin. « C’est un ancien Wisigoth d’Espagne, » disait de lui Rodin, lequel à son tour était, pour Jean-Paul Laurens, un des guerriers mérovingiens qui devaient assister à la mort de sainte Geneviève. Et ils pourraient avoir eu raison tous les deux de se prendre mutuellement pour des spécimens de cette humanité demi-barbare. Car la structure physique de l’homme change très lentement, si elle change : les bustes antiques et les portraits du XVe siècle sont là pour nous le prouver. Or, quelques générations seulement nous séparent des forcenés bonshommes que peignait l’auteur du Pape Formose. Quand nous reprochons aux reconstructeurs historiques l’analogie de leurs figures avec les nôtres, nous sommes dupes des mirages du passé, et c’est eux qui en saisissent la réalité. Plus grandes sont leurs chances d’erreur, quand ils tentent de restituer les costumes, les meubles, les plantes et les arbres, qu’on croit infiniment plus variés qu’ils n’étaient. Outre les anachronismes qui les guettent, une sorte de consentement unanime les incline à se figurer toujours les murailles et les monuments beaucoup trop vieux et les vêtements beaucoup trop neufs, trop bien ajustés, et surtout trop colorés et pittoresques. Nous habitons une époque où l’on renouvelle plus vite sa garde-robe que ses forteresses : toute proportion gardée, il est vrai de dire qu’aux temps méro-