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orfèvre, avec l’ordre d’en fabriquer deux autres si parfaitement semblables qu’on ne pût les distinguer du modèle. Ce qui prouve, — qu’on me pardonne cet obiter dictum, — que l’art du faux n’est pas une conquête si moderne, et que déjà, sous saint Louis, les amateurs étaient exposés à mettre dans leurs collections des pièces entachées de modernité, c’est-à-dire datant seulement du XIIIe siècle. Une fois donc nanti de ces joyaux, où lui-même ne voyait plus aucune différence, l’astucieux chef de famille prit chacun de ses fils à part et, lui remettant un des anneaux, l’assura que c’était le bon. Après sa mort, ses héritiers prétendirent chacun posséder le talisman et en tirer mouture. Ils allaient se gourmer, lorsqu’un sage passa, qui leur dit : Pourquoi vous battre ? Vous avez un moyen bien facile de vous y reconnaître. Puisque la vertu de cet anneau est de rendre aimable et admirable à tous les hommes celui qui le possède, il appartient sûrement à celui de vous trois qui saura le mieux se rendre agréable à son prochain.

Celte pierre de touche peut servir encore. Depuis que des scissions se sont produites dans le vieux Salon officiel, c’est-à-dire depuis trente-trois ans, l’État, père bénévole et incompétent des ambitions les plus diverses, s’est toujours appliqué à tenir la balance égale parmi sa progéniture artistique. Quel que soit le Salon qui s’ouvre, il arrive, il inaugure, il achète, il décore et sinon tout haut, du moins en confidence, avec des hochements de tête significatifs et des sourires connivents, il fait entendre à chacun des dissidents que son Salon est bien l’unique, l’héritier des glorieuses traditions de l’Art français. Il ne ment pas précisément, car il n’en sait absolument rien. S’il éprouve quelque doute, il le garde pour lui, rassuré en son for intérieur par le sentiment où il est de sa foncière inaptitude à distinguer le vrai du faux. On ne saurait se rendre mieux justice.

Mais l’épreuve ne s’arrête pas là. Elle se poursuit devant la foule, l’immense foule anonyme où ne circule pas seulement le badaud béant aux histoires coloriées, aux anecdotes sentimentales, mais aussi l’humble et fervent amoureux des couleurs et des lignes, curieux d’oublier les soucis de l’existence, en écoutant le témoignage de l’Art sur la Nature et l’homme. Et cette foule, par son absence ou sa raréfaction, désigne clairement quel est, pour elle, le vrai Salon. Or, on ne peut plus se le dissimuler : malgré la critique, malgré les artistes, malgré la