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Un baiser à Yorick, une poignée de main au commandant..


Cinq années se passent, Balzac travaille, Balzac voyage en Russie, en Allemagne. Mme Hanska est devenue veuve, il met tout en œuvre pour la décider à ce mariage, qui depuis 1833 est l’objet de ses aspirations passionnées. La correspondance avec Mme Carraud languit. Dans une lettre de janvier 1845, Balzac se plaint du silence de son amie : « Vous ne m’écrivez plus, lui dit-il, ne fût-ce que tous les trois mois ! Vous me laissez me cuisant dans les ardeurs d’un travail gigantesque et qui s’accroît d’efforts en efforts... Vous ne vous figurez pas ce qu’est la Comédie humaine ; c’est plus vaste, littérairement parlant, que la cathédrale de Bourges architecturalement. Voilà seize ans, ma chère et ingrate amie, que j’y suis, et il faut huit autres années encore pour terminer ! [1] »

Balzac ne terminera pas son œuvre, les voyages et la maladie s’y opposeront. Aux ouvrages déjà composés en 1845 s’ajouteront encore, entre autres chefs-d’œuvre, l’Envers de l’histoire contemporaine et Les parents pauvres, mais une cinquantaine de romans resteront à faire sur les cent quarante-trois que devait comprendre la Comédie humaine, et Balzac laissera inachevés Les Petits Bourgeois, le Député d’Arcis et les Paysans.

Balzac sent que la période active de sa correspondance avec Mme Carraud est close ; Mme Hanska va lui dévorer tout son temps : « Dans un mois, écrit-il, je vais en Allemagne pour six ou sept mois ; ainsi, c’est presque un adieu que je vous fais ici. » Après l’Allemagne, il y aura la Russie, de longs séjours à Wierzchownia. Au fond de l’Ukraine, Balzac garde le souvenir de la chère amitié de Frapesle et en novembre 1849, il sort de son silence, pour envoyer à Mme Carraud une longue lettre où il passe en revue le passé. Il est depuis plus d’un an l’hôte de Mme Hanska, au château de Wierzchownia, près de Kiew : « Voilà huit mois, écrit-il, que je suis entre les mains d’un docteur qui, en pleine Ukraine, se trouve être un grand médecin attaché au palais et aux terres des amis chez lesquels je suis [2]. » Il a vu la mort de près, sa maladie de cœur a fait des progrès effrayants. « Comme la vie est autre, vue de cinquante ans ; et que souvent nous sommes loin de nos espérances ! Vous souvenez-vous de Frapesle, quand j’y endormais Mme Desgrès ? J’ai entendu, je crois, bien du monde depuis ! mais que de choses, que d’illusions jetées en même temps par dessus le bord ! et croiriez-vous que sauf l’affection qui va croissant, je ne sois pas plus avancé là où je suis ? Quelle rapidité pour l’éclosion du mal et quels obstacles pour les

  1. Correspondance, II, 117.
  2. Correspondance t II, 421 et suiv.