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Cher, j’arrive par le chemin de fer ; je me suis trouvée en diligence avec des gens de Versailles à moi inconnus, mais dont plusieurs étaient des militaires. La conversation tomba sur vous, sur Vautrin, sur le genre horrible, et vous fûtes habillé de toutes pièces. L’un dit que Balzac-House était en vente ; l’autre ajouta que c’était par expropriation. Et un monsieur, qui certes n’est pas militaire, dit qu’il vous connaissait beaucoup ; qu’il avait voyagé aujourd’hui avec vous par le convoi de quatre heures ; qu’il savait que vous n’aviez pas le premier sou de votre maison. Il dit, quand on parla de Vautrin, que vous n’en étiez pas l’auteur ; que vous aviez pris un pauvre jeune homme[1], et que vous l’aviez tenu enfermé chez vous tout le temps qu’il mit à faire le drame ; que vous lui vendiez votre nom ; mais qu’aussitôt que vous aviez cru qu’il y avait quelque mérite à l’avoir fait, vous l’aviez revendiqué et que l’obscur garçon avait été mis de côté. Un peu plus tard, l’orateur de la voiture, un immense officier, qui, à l’entendre, a parcouru toutes les contrées de l’Europe, dit qu’il savait une anecdote dont vous feriez bien votre profit et que, s’il vous connaissait, il vous la raconterait pour vous prouver que, quelque extravagante que fut votre imagination, elle n’allait pas jusqu’à cette atroce réalité. Il dit que le bourreau de Plaisance avait une fille admirablement belle ; elle était aimée par un jeune homme de la ville, appartenant à la haute bourgeoisie, fils d’un très riche négociant. Le bourreau mourut. L’amoureux demanda la main de la fille, qui consentit à la donner, à condition qu’il remplacerait son père et se ferait bourreau à sa place. Le jeune homme n’hésita pas. — On commenta cela de mille manières. Mais, ce qu’il est bon que vous sachiez, c’est que le monsieur qui se vante d’une certaine intimité avec vous, promit solennellement qu’il vous raconterait l’histoire, afin que vous la mettiez en nouvelle. Et comme il s’est permis de fort sots propos sur vous, dont je vous ai rapporté les plus saillants, j’ai cru devoir le dénoncer, afin que vous fassiez de tout cela tel usage que vous trouverez convenable et aussi afin que vous ne soyez pas sa dupe.

  1. Sans doute Ch. Lassailly, auteur des Roueries de Trialph, ami de Lamartine et de Vigny, mort fou en 1843. Il avait collaboré à l’École des ménages en 1839, mais, pour Vautrin, le collaborateur de Balzac fut Théophile Gautier (Lettres à l’Étrangère, I, 506).