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de jardinier et je veille à la poésie de Frapesle comme à celle de mon âme : l’une et l’autre sont pour les plaisirs de mes amis, et la moindre négligence serait coupable. Hélas ! l’âge ne viendra-t-il pas trop tôt m’ôter la faculté du mieux, et ne me fait-il pas prendre pour tel le simple bien à mon insu ? Enfin, j’ai encore cette volonté du mieux, cet immense désir d’y atteindre, quoique, peut-être, je l’aie déplacé. Ce m’est un témoignage que toute vie n’est pas éteinte en moi, et que j’ai encore quelque chose à offrir à qui m’aime. Je dois peut-être à ma tardive maternité cette conservation de la verdeur de mon âme. On s’élève généralement en raison des exigences de sa position et, de ce côté, celles de la mienne sont grandes. Mon petit Ivan me satisfait sur tous les points cependant, ou du moins me satisferait si j’avais dans le cœur un grain de vanité maternelle. Mais je le pousse vers un but élevé et son pas me parait trop lent. Je dois convenir que tout autre que moi en serait satisfaite, fière même. Yorick ne se développe pas si rapidement ; il a de l’intelligence, mais accompagnée d’un instinct d’indépendance et d’une volonté que je respecte autant que faire se peut. Il sera homme d’action [1] ; il faut lui en laisser les moyens. Cette éducation me sera bien plus difficile que celle de son frère, mais je ne recule pas devant le faix.

Je ne connais aucune jeune fille dans les conditions que vous demandez et, en vérité, en connaîtrais-je une, cette parole : « Je ne veux plus avoir de cœur, aussi pensive au mariage, » m’arrêterait. Le mariage est plus que jamais, à mes yeux, une affaire grave. J’ai médité la Physiologie du mariage et j’ai si bien reconnu toutes les misères de cet état, cultivées par les maris eux-mêmes, que je n’assiste jamais à un mariage sans avoir des larmes dans le cœur. Permettez donc que je n’entre pour rien dans une affaire qui fera peut-être le tourment de votre vie. Pourtant, je connais une fille de dix-sept ans, grande, assez jolie, distinguée, qui est moralement votre lot ; mais de fortune point. Elle peut être, dès à présent, la femme d’un ministre aussi bien que celle d’un pauvre poète. C’est une éducation virile, fort rare ; mais je le répète, elle n’a rien ; c’est bien dommage.

Adieu, cher, les mondes peuvent bien n’être rien pour de

  1. Yorick Carraud, capitaine du 6e bataillon de chasseurs à pied, fut tué devant Sedan, le 1er septembre 1870.