Page:Revue des Deux Mondes - 1923 - tome 15.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Le Président de la République m’a rendu ma visite à l’hôtel Plaza où j’étais son hôte. Cette démarche, qui contrevient aux règles protocolaires, a été très remarquée. Les paroles qu’il a prononcées à cette occasion étaient encore plus significatives que la visite elle-même : « Je suis aujourd’hui l’interprète du peuple argentin, me dit-il en substance ; vous avez pu voir il y a trois jours l’expression de son ardente admiration et de son affection pour votre pays, qu’il était heureux d’avoir l’occasion de témoigner en vous acclamant personnellement ; mais je vous apporte aussi le témoignage de mes sentiments personnels, et je suis d’accord avec mon parti politique tout entier. » Son interprète était le ministre des Affaires étrangères Pueyrredon, le même qui avait quitté la Conférence de Genève parce que la Société des Nations se refusait à admettre l’Allemagne parmi ses membres ; M. Clausse, qui parle le castillan, constatait avec une agréable surprise sa traduction fidèle des sentiments exprimés par le président Irigoyen, qui avait opposé le veto présidentiel aux manifestations du congrès en faveur de la France et à la rupture des relations diplomatiques avec l’Allemagne. Et pourtant notre ennemi était alors représenté ici par ce Luxbourg, qui, à propos de la guerre sous-marine, recommandait de « couler sans laisser de traces » les navires portant forcément des nationaux argentins, et qui couvrait le même président et le même ministre de sarcasmes germaniques dont la grossièreté fait hésiter ma plume...

Il y a aujourd’hui dans la politique argentine un facteur de sentiment dont l’importance croît avec la volonté des peuples de se gouverner eux-mêmes. Les plus raisonnables obéissent beaucoup plus au sentiment qu’à l’intérêt immédiat, et il n’est pas certain qu’ils aient tort, car l’intérêt immédiat n’est souvent qu’une apparence et il reste en tout cas passager, au lieu que les affinités de culture et de race et les liens héréditaires nés de l’échange d’anciens services rendus, créent entre peuples bien nés le sentiment d’amitié et de reconnaissance qui reste permanent. Et il y a chez les peuples ayant pris conscience de leur existence l’instinct de conservation qui se développe dans la masse. Tous ces mobiles échappent parfois aux gouvernants auxquels il arrive de s’égarer dans le domaine de la spéculation pure.