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forte ; l’embarcation qui nous porte monte et descend de plusieurs mètres bord à bord avec le petit vapeur, et il faut profiter du moment favorable pour se jeter littéralement dans les bras de nos compatriotes enthousiasmés. C’est une forte rallonge à une promenade qui devait durer deux heures, et on manque de pain à bord : le Jules Michelet en fournira, et la soirée se termine par un joyeux pique-nique.


Le 24 septembre, au jour, je monte sur le pont et je vois les eaux limoneuses du Rio, ses rives lointaines et basses. Bientôt la forêt des mâts annonce le port, dont nous voyons les môles et les terre-pleins ; par derrière se dressent les hautes maisons de la capitale. De petits remorqueurs nous font accoster, et nous débarquons à sept heures du matin. A vrai dire, l’heure n’est pas propice aux manifestations populaires : une foule énorme nous a attendus toute la soirée d’hier et s’est dispersée à la nuit, déçue. Nous trouvons sur le quai le ministre de France, M. Clausse, avec le personnel de la légation et du consulat et les représentants du gouvernement argentin. Je suis heureux de retrouver Mgr Duprat, et mon aimable camarade de Lima, le général Carlos Martinez. M. Caballero, attaché au protocole, me demande d’être l’hôte de la République et il me conduit à l’hôtel Plaza, où des appartements nous ont été préparés.

A neuf heures, je vais à la cathédrale déposer une palme sur le tombeau de San Martin. Je dois mon premier salut de soldat français à ce héros dont la gloire illumine tout le continent latin. Il assura la liberté de sa patrie, franchit les Andes, délivra le Chili, et à Lima il porta le coup mortel à la domination espagnole dans l’Amérique méridionale. Revenu en triomphateur, il refusa de jeter dans les discordes civiles le poids de son épée victorieuse, et s’exila volontairement en 1822. En 1826, il revint, mais l’Argentine était toujours en proie aux mêmes luttes intestines et, sans même débarquer, il retourna en France où il mourut en 1850, alors que l’Argentine n’était sortie de l’anarchie que pour gémir sous la tyrannie de Rosas, qui dura vingt-cinq ans... Je m’entretiens de cette destinée avec l’abbé Franceschi, qui me fait visiter le monument sculpté par Carrier-Belleuse ; il a fait ses études scolastiques à Saint-Sulpice et parle le français avec toutes ses nuances.