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ficelle où leurs ailes se prennent. De grands albatros nous suivent de loin, par deux.

C’est une impression singulière que de naviguer ainsi au milieu des terres désertes, où la main de l’homme se révèle seulement par un rocher peint en blanc, une bouée, une petite tour vide. Pourtant, le deuxième jour, un canot d’écorce est venu vers nous, avec un homme et deux femmes vêtus de peaux de bête, et nous a rejoints au mouillage du Havre-Eden. Au milieu du canot fumait un petit brasero ; c’est cet usage d’emporter le foyer avec soi qui aurait fait donner à la contrée plus au Sud le nom de Terre de feu. Ces sauvages ont fait comprendre par signes qu’ils voudraient manger ; l’une des femmes avait dans le dos une large plaie que j’ai demandé au docteur de soigner. Elle s’est prêtée au traitement avec une indifférence animale. Ces pauvres gens vivent de leur pêche et d’herbes sauvages. Jamais je n’ai vu, même au centre de l’Afrique, l’humanité plus proche de la bête.

On nous rapporte des moules énormes ; celles de nos mers sont tout au plus grandes comme le petit doigt ; elles dépassent une coudée.

Mais, pour prendre le mouillage, notre croiseur doit virer trois fois à angle droit en quelques centaines de mètres, à grande vitesse, à cause du courant. Pour contempler cette belle manœuvre, tous les officiers sont sur les passerelles de commandement. Elle s’exécute avec une aisance remarquable. A côté de moi, un jeune enseigne laisse échapper : « Cette minute-là vaut la croisière ! »

Le troisième jour, nous mouillons à l’entrée du détroit ; le lendemain matin, en sortant des canaux étroits, nous sentons la grande houle du large, celle-là même qui, il y a quatre siècles, a annoncé à Magellan qu’il avait achevé de contourner le continent américain et venait de découvrir un nouvel Océan : la route des Indes par l’Ouest lui était ouverte, vainement cherchée par Colomb, dont la sublime erreur « avait découvert la façade d’un monde nouveau, alors qu’il croyait frapper à la porte de derrière du vieux monde. » Et Magellan versa ici des larmes de joie.

C’est seulement après trois mois de navigation qu’il trouva les îles Ladrones (les Mariannes), puis les Philippines où il fut tué dans une rencontre avec les indigènes ; une seule des cinq