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acheter de la terre sur leurs économies et revenir aux champs, non pour y prendre une retraite oisive, mais pour y faire fructifier le petit patrimoine qu’ils ont acquis. Pour le moment, cette nouvelle bourgeoisie agraire se ressent de la rapidité avec laquelle elle a fait fortune : elle dépense trop, et n’épargne pas assez. Un luxe extraordinaire a envahi les campagnes de certaines régions. Un de mes amis, grand propriétaire en Romagne, le comte P., me raconte qu’il a trouvé à Imola, — petite ville agricole, — une boutique de, parfumerie ouverte par un ancien épicier : cet homme a fait venir de Paris une vendeuse ad hoc qui, les jours de marché, fait des affaires d’or en offrant aux paysannes sa coûteuse marchandise. En pleine campagne, au cours d’un bal de moisson, le même témoin a vu des jeunes filles changer trois fois de robe, comme jadis les dandies changeaient trois fois de gants. Mais cette crise de luxe ne durera point ; ce qui restera, au contraire, c’est l’attachement au sol, à la propriété, à la vie campagnarde, rendue plus large et plus confortable par l’abondance des ressources que la terre elle-même a procurées et qu’elle peut encore accroître.

La classe des braccianti a suivi une évolution assez différente. Des plus ignorants d’entre eux, la propagande socialiste fit en peu de temps des fanatiques : j’en ai rencontré à Ravenne, à Imola, à Forli, qui attendaient le partage des terres comme s’il devait avoir lieu du jour au lendemain. Principalement occupés à fomenter des grèves, des boycottages, et, comme ils disaient, des cyclones, ils se souciaient bien moins de produire que d’entraver la production. D’autres, plus intelligents et plus travailleurs, virent surtout dans les ligues un moyen de s’assurer contre le chômage une garantie et une protection ; tout en profitant des hauts salaires, des secours médicaux gratuits, des vivres à bon marché procurés par les coopératives, ils ne perdaient pas de vue leur but, qui était de posséder la terre ; dès qu’ils pouvaient, ils achetaient. « Il y a chez tous les salariés, observe un économiste italien, M. Gennari, même s’ils sont syndicalistes enragés, l’aspiration à finir une bonne fois leur vie vagabonde et désordonnée, et à acquérir définitivement le morceau de terre qui leur assure le pain et la tranquillité. » Un certain nombre de braccianti deviennent propriétaires et vont grossir les rangs de la petite bourgeoisie rurale.

Mais les organisations socialistes, fidèles à leur programme