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le socialisme. Quant à l’anticléricalisme des paysans de Romagne, il remonte au temps où le pays, constitué en légation pontificale, était gouverné par les prêtres. Lorsque j’ai séjourné pour la première fois dans cette curieuse province, en 1901, je n’y avais guère observé que de l’indifférence religieuse : on n’en voulait pas aux curés, on s’en passait, voilà tout. J’y retournai neuf ans après, pour étudier les luttes agraires : le changement était frappant. Les Chambres de travail, républicaines ou socialistes, avaient étendu leur juridiction au domaine de la famille : elles s’étaient substituées, non seulement à l’Etat, mais encore à l’Eglise. La Chambre de Molinella célébrait des mariages, prononçait des divorces, réglait les conflits d’intérêts et les querelles de ménage. Les femmes, furieusement mêlées aux luttes politiques, ne partageaient pas toujours l’opinion du chef de famille, les enfants encore moins. On m’a cité alors à Ravenne le cas d’une jeune fille qui, née de parents socialistes, s’était inscrite aux ligues républicaines ; persécutée par sa famille, elle quitta la maison paternelle pour aller vivre avec son « fiancé, » un républicain, bien entendu.

Les braccianti furent les premiers à s’organiser ; ils vivaient en groupes compacts, dans les villages ou dans les faubourgs des villes, tandis que les mezzadri occupaient les maisons de ferme (case coloniche) éparses à travers la campagne. Les premières ligues socialistes apparaissent en Romagne entre 1885 et 1890 ; elles se préoccupent d’abord de régler la distribution du travail et de relever le tarif des salaires ; bientôt elles sont assez riches pour prendre à bail des terres appartenant à l’État, à la province ou à la commune ; c’est le point de départ de ces « locations collectives » (affittanze collettive) qui devaient prendre par la suite un développement considérable. Les politiciens socialistes comprirent le parti qu’ils pouvaient tirer des organisations d’ouvriers agricoles : ils firent en Romagne une propagande acharnée. J’ai assisté, en 1901, à quelques-unes des conférences qu’ils tenaient, soit dans les Chambres de travail, soit en plein air. En théorie, les prédicateurs socialistes attaquaient le droit de propriété et préconisaient le partage des terres au bénéfice de ceux qui les cultivent ; en pratique, ils excitaient l’envie des braccianti nomades, mal payés, jamais sûrs du lendemain, contre les mezzadri, alliés naturels, soutiens intéressés des propriétaires.