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— On le dit intelligent, très éloquent, généreux. Il donne beaucoup d’aumônes à n’importe qui, musulman, chrétien, juif, peu importe. Chez lui, il y a parfois jusqu’à deux mille personnes qui mangent à ses frais.

Nous avons ainsi causé au bord de l’eau, sous les figuiers, dans l’ombre qui d’heure en heure s’amincissait. Abdul Khader Effendi m’avoua son déplaisir du scepticisme affiché par le Caïmakan. À son avis, tous les hommes doivent s’attacher à leur religion, quelle qu’elle soit… Cette façon de penser me rappelle ce que l’on voit en Alsace, où les catholiques, les protestants, les juifs, laissent toutes leurs rivalités confessionnelles pour ne faire qu’un seul parti, le parti de la religion, contre l’irréligion… Mais tout en l’écoutant, je poursuis une idée qui me trouble.

— Cet Aga Khan, ce Mohammed Shah, pensez-vous qu’il soit jamais venu en Europe, à Paris ?

— Pourquoi pas ? Il sait la langue et les sciences.

— Je voudrais causer avec quelqu’un qui le connût très bien, qui me dépeignit son aspect.

— Ceux qui lui sont attachés sont rares, mais plus rares encore ceux qui l’ont vu. Pourtant allez à Khawabi. Autour de Khawabi, il y a une douzaine de villages ismaéliens. Dans l’un d’eux, à Aker-Zeit, est né le cheikh Nasser. Les Ismaéliens de cet endroit-là possèdent le portrait de leur dieu indien. C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, bien gras, avec beaucoup de décorations. Ils le mettent sur la table, quand ils se réunissent chez le cheikh Nasser et qu’ils prient. Puisque le Gouvernement de Constantinople nous a fait passer l’ordre de vous servir en tout, réclamez de voir ce portrait.


MAURICE BARRÈS.