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Djobaïr, qui dans ce temps-là traversait la Syrie, écrit : « Sur les flancs du Liban se trouvent les citadelles des Ismaéliens, secte qui a dévié de l’Islamisme, et qui prétend que la divinité réside dans une créature humaine. Un démon à face humaine, appelé Sinan, a été suscité parmi eux. Ils en ont fait un dieu, qu’ils adorent et pour qui ils sacrifient leur vie. Ils en sont venus à un tel point d’obéissance et de soumission à ses ordres que, s’il commande à l’un d’eux de se précipiter du haut d’un rocher, il se précipite aussitôt. »

Voilà un homme tout seul, bien démuni, qui lutte avec des rustres, et qui triomphe en appelant le ciel à son aide. C’est son cœur (infâme, mais brûlant), c’est sa foi qui lui permettent de subjuguer les êtres. Vais-je traiter cet homme, tout au court, de charlatan ? Ses habiletés ne m’empêchent pas de croire à son ascétisme. Il n’est pas si malaisé de marier l’hypocrisie et le fanatisme. Et puis, n’est-ce donc rien que la force de l’âme, la continuité dans le même dessein ? Rachid-eddin avait cette étincelle qui met le feu au monde. Et, jusque parmi les démons, il peut y avoir des héros.

De tout cela, que reste-il dans l’imagination des Ismaéliens ? Dès notre arrivée, dans le bas, près de la rivière, ils m’ont fait voir une inscription en caractères arabes ; puis une seconde, sur le rocher qui porte les premières pierres ; une troisième, enfin, sur le sommet, à gauche de la porte d’accès. La seconde inscription, ils me la traduisent : « Ce bain béni a été construit… Gouvernement Hasan d’Alamout étant… » Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Père Colangette lit : « Ce bain béni a été construit sous l’autorité de Hasan d’Alamout… »

Quelle émotion pour moi de lire sur place ces deux mots ! Et puis de saluer, en dehors de la forteresse, devant la côte Nord-Est, le tombeau de Rachid-eddin ! Mais, si j’ai bien compris mes guides, le Vieux n’est pas seul dans le paysage. Il y a ici deux tombeaux, le sien et celui de Hasan-el-Askari (près de la source dont cet aqueduc ruiné amenait l’eau). Hasan-el-Askari, n’est-ce pas le fondateur de la religion nosseïrienne ? Le lieu serait deux fois sacré. Tombeau ou chapelle, cette double vénération, quel indice capital sur l’union que le Vieux avait su créer entre les deux sectes ennemies ! Il s’était soustrait au pouvoir du grand maître de Perse et avait ramassé sous son autorité absolue ces Ismaéliens et ces Nosseïris, qui, après sa mort,