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disant originaire de l’Iraq arabe, était venu s’établir dans le village de Bastaryoun, voisin de la citadelle du Kaf. Nul ne pouvait le suspecter, car il appartenait à la secte, et d’ailleurs son éloge était sur toutes les bouches. Jamais on n’avait vu pareille austérité. Vêtu d’un grossier burnous en laine rayée du Yémen, chaussé de souliers qu’il cousait lui-même, il consacrait son temps à la prière et à des œuvres de charité. Dans le village, il enseignait l’écriture aux enfants. Un habitant tombait-il malade ? l’inconnu avait des recettes pour le guérir. Sa réputation s’était répandue dans le pays. De tous les environs, on venait le consulter ; il passait pour un saint, et on lui donnait le sobriquet de médecin. Ses allures étaient bizarres. Souvent, assis sur une pierre, il restait immobile pendant des heures ; il paraissait converser avec quelque être invisible, car on voyait ses lèvres s’agiter, sans qu’il en sortit le moindre son. Un personnage aussi extraordinaire excita la curiosité du Grand-Maître du Kaf. Abou Mohammed le manda au fort, et lui offrit de demeurer auprès de lui, moyennant son entretien. L’inconnu accepta, et sept années durant, il vécut au Kaf, pratiquant de plus belle les vertus qui l’avaient déjà rendu célèbre parmi les assassins. Ignorant son vrai nom, les gens du Kaf l’appelaient le cheikh Iraqien.

« Cependant Abou Mohammed touchait au terme de sa vie : en 1169, il devait avoir de quatre-vingts ii quatre-vingt-dix ans. Il tomba malade. Un jour l’inconnu entra dans sa chambre, et, sans autre préambule, lui annonça que sa fin était prochaine. « Mais avant de mourir, dit-il, prends connaissance de mon diplôme d’investiture. » Et il lui lut un diplôme qui lui conférait le titre de Grand-Maître. Abou Mohammed fut profondément troublé à cette révélation. L’humble personnage que pendant sept ans il avait traité comme un serviteur, était depuis sept ans désigné pour lui succéder ! »

Cette prise de contact mystérieuse, cette manière où se marient le mysticisme et le charlatanisme, nous éclaire déjà Rachid-eddin Sinan. Mais nous avons mieux encore, quelque chose de plus intérieur, un document authentique où Sinan nous révèle quel rôle il a joué, dans une suite d’incomparables interventions, depuis le commencement du monde. Ah ! la superbe prétention ! Lui qui donnait à boire aux autres la coupe opiacée, voici comment il s’enfonçait dans la forêt obscure des