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des fortifications qui en défendaient rapproche, du Sud au Nord, par la rivière, et aussi les vestiges d’un aqueduc amenant l’eau d’une source qui jaillit, me dit-on, au tombeau d’Araki. C’était vraiment au XIe siècle un château inexpugnable, non seulement par ses abords immédiats, mais par toute la sauvagerie du pays. Passe pour un piéton de se glisser, comme nous venons de faire, sur ces bancs de calcaire dénudé, et sur ces lits de pierrailles ! Quant à des troupes, guettées, harcelées par des embuscades, jamais elles n’arriveraient jusqu’ici.

Mustapha Barbar, gouverneur de Tripoli, a ruiné définitivement le château, il y a cent vingt-cinq ans. Rien n’en subsiste que son assiette colossale, une table rase, où quelques vestiges attestent un grand passé. Mais c’est l’horizon du Vieux de la Montagne !

Je doute qu’il ait rien tiré de ce spectacle de désespoir. Il ne vivait que d’une vie intérieure. De son pied boiteux, l’œil fixé à terre, il a gravi cette côte, et s’est allé enfermer dans la pièce la plus retirée. Parfois, le matin, il s’asseyait en plein air, à l’ombre d’une grande roue ruisselante, qui puisait l’eau de la rivière pour arroser ses jardins. C’est là qu’averti secrètement par ses pigeons voyageurs, il venait prophétiser à ses humbles et soupçonneux villageois la prochaine arrivée d’une nouvelle heureuse. Pour lui, quelle solitude morale ! Des jours noirs, vénéneux, remplis d’une sorte d’ascétisme du crime. L’exacte réplique d’Hasan Sabâh à Alamout.

Je vais de long en large sur cette terrasse du Kaf. Mes amis se sont dispersés où la curiosité les menait. Je n’ai que de courts instants à passer dans ce lieu grandiose, si dévasté, si muet. Combien j’y voudrais discerner sa figure, sa voix, ses pensées I

Nous avons des textes certains qui nous donnent les contours nets et les résonances de son génie. Un soir de sa vieillesse, dans ce château du Kaf, il reçut la visite d’un passant, et mis en veine de confidence, — pour quelle raison ? je ne distingue pas, — il lui raconta sa vie, dont ce personnage, un certain Mawdoud, nous a transmis un saisissant résumé. Par lui, nous savons de quelle manière, en arrivant ici d’Alamout et de Masyaf, Sinan a pris le contact avec le vieil Abou Mohammed, qu’il venait secrètement surveiller :

« Un jour, on apprit à Abou Mohammed qu’un inconnu, se