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faire de pèlerinage. Je continuai à les catéchiser. Toutes mes lectures avaient pris corps et palpitaient autour de moi. Et pour finir, comme un gros pigeon s’était venu poser sur la ruine, je leur récitai le quatrain de Khayyam :

— Ce château où les souverains se succédaient à l’envi, et qui rivalisait de splendeur avec les cieux, nous avons vu une tourterelle s’y poser sur les créneaux en ruines et gémir : « Krou-Krou. »

En quittant ce lieu inoubliable, nous sommes passés auprès d’un étang. Un jour que Sinan, à son arrivée d’Alamout, encore inconnu de tous, en longeait la rive avec un homme de Masyaf, celui-ci s’aperçut que l’eau reflétait seulement son image et ne renvoyait pas la figure de Sinan. Alors, frappé de stupeur, l’homme se prosterna aux pieds de Sinan, qui dit : « Garde mon secret, et ne communique à personne ce que tu as vu. » Et le Seigneur quitta Masyaf, pour se rendre à Qadmous et au Kaf… Après avoir regardé nos ombres dans ce marécage, nous sommes allés chez le Caïmakan, Abdul Khader ben Azem, qui, fort tard et déjà dans les ténèbres, vint à son tour nous visiter sous notre tente.

… C’est étrange que j’aie si peu de choses à dire d’une si belle journée. « Plénitude de bonheur, » viens-je de déchiffrer sur mon cahier de route. Et plutôt que ce mot naïf, que je transcris en m’excusant, que n’ai-je noté de nombreux détails ? Mais feraient-ils comprendre un état mystique de l’imagination et ce frémissement d’ordre musical qui, tard dans la nuit, me tint éveillé ?

Le Père Colangette m’avait dit qu’avant le départ de notre caravane, aux premiers regards du soleil, il dirait la messe annuelle pour l’anniversaire de Jeanne d’Arc. Je me réjouis sais d’y assister dans un tel horizon, car ce fut l’or de la Syrie, les gains immenses de Jacques Cœur au pays du Levant, qui permirent de lever les troupes de la Pucelle. Et puis, surtout, dans cette ténébreuse vallée, au milieu des mystères noirs des Hashâshins, quel bonheur de se tourner vers nos clairs trésors d’Occident, vers cet oiseau matinal qui chante sur notre campement, et vers l’autel de Jeanne d’Arc !


DE MASYAF À QADMOUS

La charmante messe s’achève auprès de la rivière ; nos tentes s’affaissent sur la prairie ; les juments et les étalons hennissent,