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À l’autre extrémité de la scène, un Enfer grimaçant et grotesque semblait, par une de ces oppositions violentes auxquelles les porches de nos cathédrales nous ont habitués, la réplique caricaturale du Paradis. Au sommet d’une tour est lié le grand Diable, appelé aussi le diable Lucifer en haut[1] ou le faux corps de Satan, autour duquel tourne une roue patibulaire, chargée d’anges déchus et damnés, entraînés sans fin dans des sphères d’infamie autour de leur maître enchaîné.

Cet ensemble domine la Hure ou Gueule du Crapaud d’Enfer, que d’autres textes appellent la Chape d’Hellequin, expression dont l’histoire est bien curieuse, car, si le symbole de la gueule vient du Léviathan de la Bible, Hellequin, lui, est sorti tout droit de la mythologie germanique, étant l’héritier authentique de l’Erlenkönig, devenu diable sous Je nom d’Hellequin ou d’Alichino, chez Dante ; il nous est revenu d’Italie sous le masque de cet Arlequin, dont l’habit bariolé rappelle les flammes infernales. Le manteau d’Arlequin de notre scène moderne, c’est-à-dire les draperies rouges qui l’encadrent, n’est d’ailleurs qu’une autre survivance de la chape d’Hellequin.

Dans la Gueule bout une chaudière où, comme sur le tympan de Bourges, brûlent, sans distinction de classe, les damnés, même mitrés. Dans le Mystère du Roi Avenir, un diable fait retirer de la chaudière une femme, la pique d’une fourchette et puis, parlant à ses suppôts, leur dit : « Replongez-la, elle n’est pas assez cuite ! »

Si le Paradis est tout harmonie et douceur, l’Enfer est tout tonnerre et tumulte. De là, sans doute, « un bruit de tous les diables. » Pour le produire, on frappe sur des bassins d’airain, ou on fait parler la poudre. On paya vingt-quatre sous pour dix instruments à jeter feu en Enfer et deux grosses buses de fer. Ces canons serviront surtout à accueillir, à son arrivée, Jésus descendant en Enfer ; et nous savons, par un accident survenu à Paris en 1380, lors d’une représentation, que ces inventions de la science militaire n’avaient pas tardé à passer du champ de bataille de Crécy (1346) sur le champ des mystères.

Entre le Paradis et l’Enfer, s’alignaient les innombrables mansions, qu’exigeait une action kaléidoscopique, où les épisodes se succèdent et s’enchevêtrent avec des interruptions et

  1. C’est-à-dire au haut de la tour d’Enfer. On voit donc que celui-ci n’était pas sous la scène, comme on le croit souvent.