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même des « mouchoirs de nez » ou « à moucher » était un luxe, dont nombre de pauvres gens se passaient

C’est pour le même motif qu’il existait tant de « va-nu-pieds » en un temps où les souliers coûtaient bien moins cher que de nos jours. Ils coûtaient moins cher, surtout parce qu’ils étaient moins demandés, je veux dire que le bon marché ancien du cuir ne tenait pas à son extrême abondance, supérieure, — absolument parlant, — aux besoins de ses habitants. La preuve, c’est qu’il est abattu aujourd’hui en France un nombre d’animaux beaucoup plus grand que jadis, qu’à notre production indigène nous joignons un apport annuel notable de « grandes peaux, » — 19 millions de bœufs ou vaches, — introduites de l’étranger, et que cependant les souliers, bien que fabriqués pour la plupart mécaniquement et par suite à bon marché, sont beaucoup plus chers qu’aux siècles passés. C’est tout simplement que l’on en porte beaucoup plus.

Dans les toutes dernières années de l’ancien régime, où leur prix augmenta assez brusquement, — la paire de gros souliers, qui se vendait en Alsace 7 fr. 50 en 1760 s’y payait 12 francs en 1786, — un bourgeois, consterné de cette hausse anormale, l’attribuait à des droits nouvellement imposés sur les cuirs ; il est vrai que cette matière fut toujours, sous la monarchie, l’objet de règlements multiples et de taxes variées ; sept espèces d’employés vivaient sur le commerce des cuirs : contrôleurs, marqueurs, visiteurs, prud’hommes, jaugeurs, des chargeurs et lotisseurs, en titre d’office héréditaire, mettaient à contribution depuis les peaux à poil ou « à fort plain, » en suif, séchées, salées ou allumées et chippées, lissées, corroyées ou passées, jusqu’aux « moutons accoutrés en chamois. »

Ces droits, compliqués dans leur perception, pouvaient entraver quelque peu le commerce ; comme le contentieux des métiers devait gêner la fabrication des chaussures, au temps où des archers du guet saisissaient la nuit le coffre, les outils et les souliers faits par un compagnon non reçu maitre, à peu près comme s’il eût fait de la fausse monnaie ; et le Parlement de lui défendre de faire « aucuns ouvrages de cordonnerie, encore qu’ils lui eussent été commandés. »

Mais j’ai montré ailleurs [1] que cette législation minutieuse

  1. Voyez mes Paysans et Ouvriers depuis sept cents ans : Rapports du travail avec l’État, page 323 et suiv. ; et p. 83 et 105, l’absence d’influence des corporations sur le taux des salaires.