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royaume de deniers pour les porter aux étrangers. » A cette ordonnance, qui défendait aussi de travailler en France à la dentelle, les marchands ripostèrent par une « supplique des habitants de la vallée de Montmorency, Saint-Denys-en-France, Luzarches, Gisors, Chaumont, Havre, Dieppe, Honfleur, » exposant « qu’ils étaient plus de 800 000 personnes avec leurs familles ( ? ) à vivre de ces manufactures, que ce travail de vos Espagne, sujets était pour la plupart transporté en Allemagne, Italie, voire jusques à Constantinople et pour le Levant. »

A cette époque, où ce qu’on nommait une « garniture, » c’est-à-dire un peignoir, un tablier, une chemise, une cornette et deux bonnets, coûtait 7 000 francs en point de Venise, où le mètre des plus belles dentelles montait à 4 000 francs et descendait à 60 francs pour les moindres, les produits de grand luxe semblent tous d’importation. Je dis « semble, » parce que le nom de chacun désigne peut-être un genre de point, plutôt qu’il n’indique une provenance. Rabelais nous affirme qu’avec la peau des moutons de Panurge on fabrique d’excellent « maroquin du Levant » (1532) ; il en était sans doute des dentelles comme des cuirs. Dès le temps de la Ligue, le « point de Flandre n’était pas tel à la vérité, » puisque des Flamands en faisaient faire par nos femmes de la région parisienne, en le revendant plus cher. Les plus célèbres « lingères du Palais » (de justice) ne se faisaient pas scrupule, dit Arlequin, de « vendre du point d’Angleterre fait à Paris, » sous Louis XIV.

Le « point de France, » fin, dont une garniture est payée 2 500 francs par Mme de Maintenon (1679), n’était « jamais porté par les hommes, dit la marquise, à cause du continuel blanchissage. Ces fins-là sont pour les femmes qui mettent un mouchoir six mois sans le faire blanchir. » Aussi passait-on des « marchés de raccommodage de dentelle, avec entretien garanti jusqu’au troisième blanchissage. »

Ici les prix représentant surtout du travail, l’on ne s’étonnera pas de ce que les dentelles de soie, même d’or et d’argent, dont il s’est beaucoup porté jusqu’à la fin de l’ancien régime, où la classe bourgeoise s’en offrait quelque centaine de grammes aux grandes occasions, comme un luxe très enviable, n’aient pas valu plus cher que les beaux points de fil. La matière de ceux-ci ne se vendait-elle pas au poids de l’or, voire le double : presque jusqu’au milieu du XIXe siècle (1840) le fil à