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Si Jean-Jacques ressuscitait, il pourrait se convaincre que le « superflu » des uns n’est pas fait du « nécessaire » des autres, en voyant que ce qu’on appelait superflu de son temps, s’appelle aujourd’hui nécessaire ; parce que beaucoup de « luxes » du XVIIIe siècle, et aussi beaucoup de « luxes » nouveaux, ignorés de nos aïeux les plus riches d’il y a cent ans, ont été créés et mis à la disposition de tout le monde. Et ce qui prouverait à Rousseau combien il se trompait, en opposant le « superflu » au « nécessaire, » c’est que notre temps, où les plus modestes citoyens ont acquis tant de « superfluités » d’hier, est aussi celui où quelques-uns ont édifié des fortunes beaucoup plus grandes qu’il n’y en avait jamais eu dans le passé.

Cette constatation ainsi faite dans le temps, en comparant le même pays à deux siècles d’intervalle, il la pourrait faire aussi dans l’espace, en parcourant aujourd’hui l’univers pour comparer les diverses nations : en se transportant de l’autre côté de l’Atlantique, il verrait que les États-Unis d’Amérique, où les grosses fortunes sont plus nombreuses encore et atteignent des chiffres bien plus élevés que dans notre vieille Europe, sont aussi le pays où l’ouvrier est le plus à son aise et regarde comme nécessaire à sa vie, — à son standard of life, — ce qui continue ailleurs à passer pour superflu.

Et après avoir vu, dans le nouveau continent, ce que le libre individualisme a su faire, Jean-Jacques ne manquerait pas sans doute l’occasion de s’offrir en Russie bolchéviste le spectacle instructif de la contre-épreuve : la rapidité incroyable avec laquelle le communisme, despotique et raisonné, qui se flattait de métamorphoser le superflu arraché à quelques-uns en nécessaire distribué à tous, arrive à créer la misère universelle et à replonger un grand peuple dans la barbarie.

Du moujik moscovite, qui manque de bottes et souvent de pain, à l’ouvrier américain, vêtu en gentleman et maintes fois propriétaire de l’automobile dans laquelle il se rend à son travail, il n’y a pas seulement toute la distance de la servitude à la liberté et de l’apathie à l’effort ; le climat, la richesse du sol et, plus encore, du sous-sol, l’abondance ou la rareté des bras, placent les travailleurs de tous les pays et de tous les temps dans des milieux différents qui les favorisent ou les entravent. En France, à l’issue de la guerre de Cent ans (1470), les salaires ont été, pendant un tiers de siècle, le double de ce qu’ils étaient