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avec toute la délicatesse possible et avec l’aide des gens qui ont l’expérience du caractère suédois. Une conférence, si elle a une estampille officielle, est sans effet. Le public se méfie. Une conversation isolée, même très amicale, peut laisser un désir de réflexion et d’examen, dans des âmes loyales, mais on l’oublie vite. Il est difficile de persuader des gens même qui ne nous sont pas foncièrement hostiles, certes, qui apprécient nos arts, nos lettres, nos sciences, notre génie national, — si ces gens entendent tous les jours, à toute heure, partout, les mille voix insinuantes, suppliantes, indignées, douloureuses, et quémandeuses de la voisine Allemagne.

Je me suis trouvée, à Stockholm, avec des femmes « intellectuelles » du plus haut mérite. Elles parlaient le français et nous pouvions nous entendre. Eh bien ! elles croyaient aux « nègres cannibales » de la Ruhr, aux poilus buveurs du lait des petits enfants, aux « atrocités » commises par les Français à la Chambre de commerce de Bochum.

— L’Allemagne souffre beaucoup, me disaient-elles. Elle a été coupable, mais elle souffre. Des innocents paient pour les coupables. Ah ! pourquoi la France conserve-t-elle, dans la paix, l’esprit de guerre, et ne donne-t-elle pas au monde l’exemple de la générosité ?

— Madame, répondis-je à celle qui me parlait ainsi et qui est à la fois une femme très charmante et un bon journaliste, ce n’est pas à nous, c’est à MM. Stinnes et consorts qu’il faut dire ces choses. Si des innocents souffrent, il y a chez nous des veuves, des orphelins, des mutilés, et quatorze cent mille hommes sous terre.

— C’est vrai... c’est vrai... mais, ces nègres dans la Ruhr !...

J’ai eu beau dire que les prétendus « cannibales » étaient des Algériens, — nullement noirs, — ou des créoles des Antilles, lesquels sont citoyens français, vont à l’école, votent, et envoient des députés de leur couleur au Parlement, je n’ai pas mieux réussi, je le crains, à faire admettre que les poilus ne se nourrissent pas de lait, qu’ils en boivent, à contre-cœur, quand ils sont malades ; que les Allemands sont seuls responsables de la « famine » qu’ils ont créée par des grèves dans les transports ; qu’ils empêchent les ouvriers d’aller aux soupes populaires françaises (voir les photographies publiées par l’Illustration) ; qu’ils